L’Enfant prodigue (Voltaire)

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tome 3 - Théâtre (2)
Œuvres complètes de VoltaireGarnier.




L’ENFANT PRODIGUE

COMÉDIE EN CINQ ACTES

REPRÉSENTÉE, SUR LE THÉÂTRE-FRANÇAIS, LE 10 OCTOBRE 1736.

AVERTISSEMENT
DE BEUCHOT.


La comédie de l’Enfant prodigue fut représentée, pour la première fois, le 10 octobre 17.36, sans avoir été annoncée. « Les comédiens avaient afficlié Drilannicus ’. L’iieure de commencer étant venue, un acteur vint annoncer qu’une des actrices nécessaires pour représenter Brilannicus venait de tom- ber malade : ainsi qu’ils ne joueraient point cette pièce ; mais que, pour dé- dommager les spectateurs, ils donneraient la première représentation d’une comédie nouvelle en cinq actes et en vers. Le public ne fut point la dupe de cette petite ruse*. » Toutefois on ne devina pas l’auteur. Yollaire fut un des premiers soupçonnés ; mais on attribuait aussi la pièce à Piron, à La- chaussée, à Deslouches. On voit, par plusieurs lettres de A’oltaire à M"" Qui- nault, que l’auteur voulait qu’on mît l’Enfant prodigue sur le compte de Gresset. Le bruit en courut, et Gresset en fat fort irrité. La pièce n’eut que vingt-deux représentations, h cause de la maladie d’un acteur. Une l.eltre de M. le chevalier de… à madame la comtesse de…, im- primée dans le Mercure de décembre 1736, est une vive critique de l’Enfant prodigue., qui fut repris le 42 janvier 4737, et est resté au théâtre.

La police avait exigé quelques changements ^ Les présidents des différentes cours, sachant qu’on se moquait, dans cette pièce, d’un président de Cognac, en témoignèrent leur mécontentement ; et, au lieu du titre de président, on donna sur la scène à Fierenfat celui de sénéchal.

Contant d’Orville, père de celui à qui est adressée la lettre du 4 4 février 4766, fit imprimer, en janvier 4737, une Lettre critique sur la comédie intitulée l’Enfant prodigue, in-12 de 38 pages. L’Enfant prodigue ne fut imprimé qu’à la fin de 4737, et sous le millésime 4738. Le titre de président est restitué à Fierenfat. Dans une édition de 4 773, quoique Fierenfat soit qualifié président dans la liste des personnages, il est appelé séné- chal dans le courant de la pièce. Cette édition de 4773, confonnc a la re- présentation, présente bien d’autres différences, que je ne donne pas parce que je les crois l’œuvre des comédiens ou de leurs faiseurs ; voyez le fragment d’un Avertissement de 4742, dans ma note, page 442.

1. Bibliothèque française, tome XXIV, page 174.

2. Il est bon de se rappeler que Voltaire était alors en fuite, à cause de sa pièce de vers du Mondain.

3. Voyez les notes des pages 483 et 480. PREFACE

DE L’ÉDITEUR DE L’ÉDITION DE 1738.

11 est assez étrange que l’on n’ait pas songé plus tôt à impri- mer cette comédie, qui fut jouée il y a i)rès de deux ans ’, et qui eut environ trente représentations. L’auteur ne s’étant point déclaré-, on Ta mise jusqu’ici sur le compte de diverses per- sonnes très-estimées ; mais elle est véritablement de M. de Voltaire,

\. L’Enfant prodigue, ’]0n6 en octobre 173G, fut imprime à la fin de 1737, treize à quatorze mois après la représentation. (B.)

2. (’ ne s’est point encore déclare. On l’a attribuée à l’auteur de la Ilen-

riacle et d’Alzire : nous ne voj^ons pas trop sur quel fondement ; le style de ces ouvrages est si différent de celui-ci qu’il ne permet guère d’y reconnaître la même main. On a prétendu qu’elle était d’un homme de la cour, déjà connu par des choses très-ingénieuses qu’on a de lui. On l’a donnée à un homme d’une profession plus sérieuse.

« Quel que soit l’auteur, nous présentons cette pièce au public comme, etc. »

C’est dans une édition d’Amsterdam, Ledct et compagnie, 1739, in- 12, qu’on changea ce passage, et qu’on le mit tel qu’il est aujourd’hui.

Im personne d’une profession plus sérieuse à qui Voltaire voulait faire attribuer la pièce est Gresset.

Dans l’édition de 17i2 dos Œuvres de Voltaire. l’Enfant prodigue fait partie du quatrième volume, de l’Avertissement’duquel voici la fin :

<( La Préface qu’on trouve à la tête de la comédie de l’Enfant prodigue est cer- tainement du même auteur. On voit qu’il ne voulait pas alors que cette pièce i)arùt sous son nom. Je n’en puis deviner le motif, car cette pièce est toujoui’s rejouée avec succès : il est vrai que plusieurs personnes, mais particulièrement l’abbé Desfontaines, ennemi personnel de l’auteur, se déchaînèrent contre elle dans sa nouveauté. Mais il n’y a point d’ouvrage qui n’ait eu un pareil sort. Cette pièce a une singularité, c’est d’être la seule qui ait été jusqu’à présent écrite en vers de cinq pieds. On ne la joue pas telle qu’elle est imprimée. Quelques personnes trou- vèrent mauvais que l’on jouât un président, quoiqu’il y en ait vingt exemples, et que cela ne tire nullement à conséquence. Les comédiens furent obligés de substi- tuer le mot de sénéchal, et de changer eux-mêmes plusieurs vers, l’auteur étant alors absent. De plus, il paraît qu’il y a des scènes transposées. Nous donnons cette édition d’après celle que l’auteur en donna la même année. »

Le reste de cet Avertissement et son commencement étant relatifs à desimpies dispositions pour les autres parties de ce quatrième volume, il eût été superflu, sinon ridicule, d’en reproduire ici davantage. (B.) quoique le style de la Henriade et d'Alzire soit si différent de celui-ci qu’il ne permet guère d’y reconnaître la même main. C’est ce qui fait que nous donnons sous son nom cette pièce au public, comme la première comédie qui soit écrite en vers de cinq pieds. Peut-être cette nouveauté engagera-t-elle quelqu’un à se servir de cette mesure. Elle produira sur le théâtre français de la variété ; et qui donne des plaisirs nouveaux doit toujours être bien reçu.

Si la comédie doit être la représentation des mœurs, cette pièce semble être assez de ce caractère. On y voit un mélange de sérieux et de plaisanterie, de comique et de touchant. C’est ainsi que la vie des hommes est bigarrée ; souvent même une seule aventure produit tous ces contrastes. Rien n’est si commun qu’une maison dans laquelle un père gronde, une fille occupée de sa passion pleure, le fils se moque des deux, et quelques parents prennent différemment part à la scène. On raille très-souvent dans une chambre de ce qui attendrit dans la chambre voisine, et la même personne a quelquefois ri et pleuré de la même chose dans le même quart d’heure.

Une dame très-respectable[1], étant un jour au chevet d’une de ses filles[2] qui était en danger de mort, entourée de toute sa famille, s’écriait en fondant en larmes : u Mon Dieu, rendez-la-moi, et prenez tous mes autres enfants ! » Un homme qui avait épousé une autre de ses filles[3] s’approcha d’elle, et, la tirant par la manche : « Madame, dit-il, les gendres en sont-ils ? » Le sang-froid et le comique avec lequel il prononça ces paroles fit un tel effet sur cette dame affligée qu’elle sortit en éclatant de rire ; tout le monde la suivit en riant ; et la malade, ayant su de quoi il était question, se mit à rire plus fort que les autres.

Nous n’inférons pas de là que toute comédie doive avoir des scènes de bouffonnerie et des scènes attendrissantes. 11 y a beaucoup de très-bonnes pièces où il ne règne que de la gaieté ; d’autres toutes sérieuses, d’autres mélangées, d’autres où l’attendrissement va jusqu’aux larmes. Il ne faut donner l’exclusion à aucun genre, et si l’on me demandait quel genre est le meilleur, je répondrais : « Celui qui est le mieux traité. »

Il serait peut-être à propos et conforme au goût de ce siècle raisonneur d’examiner ici quelle est cette sorte de plaisanterie qui nous fait rire à la comédie, La cause du rire est une de ces choses plus senties que connues. L'admirable Molière, Regnard, qui le vaut quelquefois, et les auteurs de tant de jolies petites pièces, se sont contentés d’exciter en nous ce plaisir, sans nous eu rendre jamais raison, et sans dire leur secret.

J’ai cru remarquer aux spectacles qu’il ne s’élève presque jamais de ces éclats de rii-e universels qu’à l’occasion d’une méprise. Mercure pris i)our Sosie ; le chevalier Ménechme pris pour son frère ; Grispin faisant son testament sous le nom du bon- homme Gérontc ; Valèrc parlant à Harpagon des beaux yeux de sa fille, tandis qu’Harpagon n’entend que les beaux yeux de sa cassette ; Pourceaugnac à qui on tàte le pouls, parce qu’on le veut faire passer pour fou ; en un mot, les méprises, les équivoques de panMlle espèce, excitent un rire général. Arlequin ne fait guère rire que quand il se méprend ; et voilà pourquoi le titre de baloïml lui était si bien approprié.

il y a bien d’autres genres de comique. H y a des plaisanteries qui causent une autre sorte de plaisir ; mais je n’ai jamais vu ce (jui s’appelle rire de tout son cœur, soit aux spectacles, soit dans la société, que dans des cas approchants de ceux dont je viens de parler.

H y a des caractères ridicules dont la représentation plaît, sans causer ce rire immodéré de joie. Trissotin et Vadius, par exemple, semblent être de ce genre ; le Joueur, le Grondeur, qui font un plai- sir inexprimable, ne permettent guère le rire éclatant.

11 y a d’autres ridicules mêlés de vices, dont on est charmé de voir la peinture, et qui ne causent qu’un plaisir sérieux. Un mal- honnête homme ne fera jamais rire, parce que dans le rire il entre toujours de la gaieté, incompatible avec le mépris et l’indi- gnation. H est vrai qu’on rit au Tartuffe ; mais ce n’est pas de son hypocrisie, c’est de la méprise du l)onhomme qui le croit un saint, et, l’hypocrisie une fois reconnue, on ne rit plus : on sent d’autres impressions.

On pourrait aisément remonter aux sources de nos autres sentiments, à ce qui excite la gaieté, la curiosité, l’intérêt, l’émotion, les larmes. Ce serait surtout aux auteurs dramatiques à nous développer tous ces ressorts, puisque ce sont eux qui les font jouer. Mais ils sont plus occupés de remuer les passions que do les examiner ; ils sonf persuadés qu’un sentiment vaut mieux qu’une définition, et je suis trop de leur avis pour mettre un traité de philosophie au devant d’une pièce de théâtre. PÎU-FACE l)i : L’KDITION DE 1738. 44u

Je me ])ornerai siinploment à insister encore un peu sur hi nécessité où nous sommes.d’avoir des choses nouvelles. Si l’on avait toujours mis sur le tliéùtre tragique la grandeur romaine, à la fin on s’en serait rebuté ; si les héros ne parlaient jamais f|ue de tendresse, on serait alî’adi.

() iinilaloros, servum pecusi !

Les bons ouvrages que nous avons depuis les Corneille, les Molière, les Racine, les Quinault, les Lulli, les Le lîrun, me paraissent tous avoir quel([ue chose de neuf et d’original qui lésa sauvés du naufrage. Encore une fois-, tous les genres sont bons,„ hors le genre ennuyeux.

Ainsi il ne faut jamais dire : Si cette musique n’a pas réussi, si ce tableau ne plaît pas, si cette pièce est tondiée, c’est que cela était d’une espèce nouvelle ; il faut dire : C’est que cela ne vaut rien dans son espèce.

1. Horace, livre I, épîtrc xix, vers 19.

2. Voltaire veut sans doute rappeler ce qu’il a dit plus haut, page 443, que le

meilleur genre est celui qui est le mieux traité. (B.)
PERSONNAGES

EUPHÉMON père.

EUPHÉMON fils.

FIERENFAT, président de Cognac, second fils d’Euphémon.

RONDON. bourgeois de Cognac.

LISE, fille de Rondon.

LA BARONNE DE CROUPILLAC.

MARTHE, suivante de Lise.

JASMIN, valet d’Euphémon fils.


La scène est à Cognac.


1. Noms des acteurs qui jouèrent dans l'Enfant prodigue et dans l'Avocat Patelin de Brueys, qui l’accompagnait : Dajjgeville, Dcfuesne (Euphcmon fils), DuCHEMiN, Arma\d, Poisson, Monthény, Sarrazin, Grandval, Dangeville jeune, FierviLLE ; Mmes Qcinault la cadette (la baronne de Croupillac), Dubreuil, Du Boccage, Dangeville jeune (Marthe), Gaussin (Lise), Grandval. — Recette : 644 livres. — Dans sa nouveauté. l’Enfant prodigue eut vingt-deux représentations. (G. A.)

L’ENFANT PRODIGUE
COMÉDIE

ACTE PREMIER




Scène I.



EUPHÉMON, RONDON.


RONDON.

Mon triste ami, mon cher et vieux voisin,
Quo do l)on cœur j’oublierai ton chagrin !
Que je rirai ! Quel plaisir ! Que ma fille
Va ranimer ta dolente famille !
Mais mous ton fils, le sieur de Fierenfat,
Me semble avoir un procédé bien plat.

ELPHÉMON.

Quoi donc ?

RONDON.

Tout fier de sa magistrature,
Il fait l’amour avec poids et mesure.
Adolescent qui s’érige en barbon,
Jeune écolier qui vous parle en Caton,
Est, à mon sens, un animal bernable ;
Et j’aime mieux l’air fou que l’air capable
Il est trop fat.

EUPHÉMON,

Et vous êtes aussi
Un peu trop brusque.

RONDON.

Ah ! je suis fait ainsi.

448 I/ENFAXT PRODIGUE.

.rainif ! (> M’ai, jo me [)lais à rciilciidi-o ;

J’aime à lo dire, à gounnaiidci- mon gendre,

A bien maler cette l’atiiilé,

Et l’air pédant dont il est encroûté.

Vous avez ; fait, beau-père, en père sage,

Quand son aîné, ce joueur, ce volage,

Ce débauché, ce fou, partit d’ici.

De donner tout à ce sot cadet-ci ;

De mettre en lui toute votre espérance,

Et d’acheter pour lui la présidence

De cette ville : oui, c’est un trait prudent.

Mais dès qu’il fut monsieur le président

Il fut, ma foi, gonflé d’impertinence :

Sa gravité marche et parle en cadence.

Il dit ({u’il a bien plus d’esprit que moi.

Qui, comme on sait, en ai bien plus que toi.

Il est…

EUPHÉMON.

Eh mais ! quelle humeur vous emporte ? Faut-il toujours…

ROND ON.

Va, va, laisse, qu’importe ? Tous ces défauts, vois-tu, sont comme rien Lorsque d’ailleurs on amasse un gros bien. Il est avare ; et tout avare est sage’. Oh ! c’est un vice excellent en ménage. Un très-bon vice. Allons, dès aujourd’hui Il est mon gendre, et ma -Lise est à lui. Il reste donc, notre triste beau-père, A faire ici donation entière De tous Aos biens, contrats, acquis, conquis, Présents, futurs, à monsieur votre fds. En réservant sur votre vieille tête D’un usufruit l’entretien fort honnête ; Le tout en bref arrêté, cimenté, Pour que ce fils, bien cossu, bien doté. Joigne à nos biens une vaste opulence : Sans quoi soudain ma Lise à d’autres pense.

1. Dans une lettre à M""^ Quinault, du 20… 1730, Voltaire se plaint de ce qu’on avait dit à \i représentation :

Il est bien chiche, et tout avare est sago. (B.) ACTE I, SCÈNE I. 449

i : II’ II KM ON.

Je l’ai promis, et j’\ salislerai ;

Oui, Fierenfat aura le bien ([iic j’ai.

Jo veux coiilci- au sein de la retraite

La triste lin de ma vie in({uiète ;

Mais je voudrais (|u’un fils si ])ien doté

Ertt pour mes biens un peu moins d’ûpreté.

J’ai vu d’un liis la (léi)auclie insensée,

Je vois dans l’aiili-c une Ame intéressée.

IIONDON.

Tant mieux ! tant mieux !

EUPIIÉMON.

Cher ami, je suis né Pour n’être rien ([u’iin père infortuné.

KO-M)()\.

\’oilà-t-il pas de vos jérémiades. De vos regrets, de vos complaintes fades" ? Voulez-vous pas (jue ce maître étourdi. Ce bel aîné dans le vice enhardi, Venant gâter les douceurs que j’apprête, Dans cet hymen paraisse en trouble-fête ?

EUPHÉxMGN.

Non.

ROXDO-V.

Voulez-vous qu’il vienne sans façon Mettre en jurant le feu dans la maison ?

EUPHÉMOX.

Non.

RONDO\.

Qu’il vous batte, et (lu’il m’enlève Lise ? Lise autrefois à cet aîné promise ; Ma Lise qui…

EUPHÉxMON.

Que cet objet charmant Soit préservé d’un pareil garnement !

ROND ON.

Qu’il entre ici pour dépouiller son père ? Pour succéder ?

EUPHÉMON.

Non… tout est à son frère.

RONDON.

Ah ! sans cela point de Lise pour lui.

Théâtre. II. 2’J 430 L’ENl-AXT PRODIGUE.

i ; i l’IIKMON.

Il aura Lise cl mes hiciis aiijoiirdliiii ; Et son aîiK’ naiira. pour lotit partage, Que le coiirroiix d’un père (ju’il oiiti’age : Il le mérite, il lut (léiialuré.

nONDOX.

Ali ! vous ravi(>z troj) longtemps enduré. L’autre du moins agit avec prudence ; Mais cet aîné ! fjuel trait d’extravagance ! Le libertin, mon Dieu, que c’était là ! Te souvient-il, vieux beau-père, ali, ah, ah ! Qu’il te vola (ce tour est bagatelle) Chevaux, habits, linge, meubles, vaisselle, Pour équiper la petite Jourdain, Qui le quitta le lendemain matin ? J’en ai bien ri, je l’avoue.

ELPHÉMON.

Ah ! (piels charmes Trouvez-vous donc à rappeler mes larmes ?

ROXDON.

Et sur un as mettant vingt rouleaux d’or… Hé, hé !

EUPHÉ.MON.

Cessez.

RONDON.

Te souvient-il encor, Quand l’étourdi dut en face d’église Se fiancer à ma petite Lise, Dans quel endroit on le trouva caché ? Comment, pour qui ?… Peste, quel débauché !

EUPHÉMON.

Épargnez-moi ces indignes histoires. De sa conduite impressions trop noires ; Ne suis-je pas assez infortuné ? Je suis sorti des lieux où je suis né^ Pour m’épargner, pour ôter de ma vue Ce qui rappelle un malheur qui me tue :

i. Euphémon, dans cette même scène, a déjà dit

Je suis né.

Pour n’être rien qu’un père infortuné.

Votre commerce ici vous a conduit ;
Mon amitié, ma douleur vous y suit.
Ménagez-les : vous prodiguez sans cesse
La vérité ; mais la vérité blesse,

RONDON.

Je me tairai, soit : j"v consens, d'accord.
Pardon ; mais diable ! aussi vous aviez tort,
En connaissant le fougueux caractere
De votre fils, d’en faire un mousquetaire.

EUPHÉMON.

Encor !

Il ON DON.

Pardon ; mais vous deviez…

EUPHEMON.

Je dois
Oublier tout pour notre nouveau choix,
Pour mon cadet, et pour son mariage.
Çà, pensez-vous que ce cadet si sage
De votre fille ait pu toucher le cœur ?

RONDON.

Assurément. Ma fille a de l’honneur,
Elle obéit à mon pouvoir suprême ;
Et quand je dis : « Allons, je veux qu’on aime, »
Son cœur docile, et que j’ai su tourner,
Tout aussitôt aime sans raisonner :
A mon plaisir j’ai pétri sa jeune âme.

EUPHÉMON.

Je doute un peu pourtant qu’elle s’enflamme
Par vos leçons ; et je me trompe fort
Si de vos soins votre fille est d’accord.
Pour mon aîné j’obtins le sacrifice
Des vœux naissants de son âme novice :
Je sais quels sont ces premiers traits d’amour :
Le cœur est tendre ; il saigne plus d’un jour.

RONDON.

Vous radotez.

EUPHÉMON.

Quoi que vous puissiez dire,
Cet étourdi pouvait très-bien séduire.

RONDOX.

Lui ? point du tout ; ce n’était qu’un vaurien.
Pauvre bonhomme ! allez, ne craignez rien ;

L’ENFANT PRODIGUE.

Car j\ ma fille, après ce beau ménage, J’ai délciulu de l’aimer davantage. Ayez le cœur sur cela réjoui ; \ Quand j’ai dit non, personne ne dit oui. Voyez plutôt.

SCENE II.

EUPHl’iMOX, RONDON, LISE, MARTHE.

RONDOX,

Approchez, venez. Lise ; Ce jour pour vous est un grand jour de crise. Que je te donne un mari jeune ou vieux, Ou laid ou beau, triste ou gai, riche ou gueux, Ne.sens-tu.pas des désirs de lui plaire, DujgQûLpour lui, de l’amour ?

LISE.

— - Non, mon père,

RONDON.

Comment, coquine ?

EUPHÉMON,

Ah ! ah ! notre féal, Votre pouvoir va, ce semble, un peu mal : Qu’est devenu ce despotique empire ?

RONDON.

Comment ! après tout ce que j’ai pu dire, Tu n’aurais pas un peu de passion Pour ton futur époux ?

LISE.

Mon père, non,

RONDON.

Ne sais-tu pas que le devoir t’oblige A lui donner tout ton cœur ?

LISE.

Non, vous dis-je. Je sais, mon père, à quoi ce nœud sacré Oblige un cœur de vertu pénétré ; Je sais qu’il faut, aimable en sa sagesse. De son époux mériter la tendresse, Et réparer du moins par la bonté ACTE I, SCENE II. 453

Ce que le sort nous refiise on beauté ; Être « iu dehors (liscrèto, raisonnable ; Dans sa maison, douce, égaie, agréable : Quant t\ l’amour, c’est tout un autre point ; Les sentiments ne se commandent point. N’ordonnez rien ; l’amour fuit resclavage. De mon époux le reste est le partage ; Mais pour mon cœur, il le doit mériter : Ce cœur au moins, difficile à dompter, Ne peut aimer ni par ordre d’un père, Ni par raison, ni i)ar devant notaire.

KUl’IIKMOX.

C’est, à mon gré, raisonner sensément ; J’approuve fort ce juste sentiment. C’est à mon fils à tâcher de se rendre Digne d’un cœur aussi nohle que tendre.

R0M)0N,

Vous tairez-vous, radoteur complaisant, Flatteur barbon, vrai corrupteur d’enfant ? Jamais sans vous ma illle, bien apprise, N’eût devant moi lùché cette sottise.

(A Lise.)

Écoute, toi : je te baille un mari Tant soit peu fat, et par trop renchéri ’ ; Mais c’est à moi de corriger mon gendre : Toi, tel qu’il est, c’est à toi de le prendre, De vous aimer, si vous pouvez, tous deux. Et d’obéir à tout ce que je veux : C’est là ton lot ; et toi, notre beau-père, Allons signer chez notre gros notaire, Qui vous allonge en cent mots supcrilus Ce qu’on dirait en quatre tout au plus. Allons hâter son bavard griffonnageTl Lavons la tête à ce large visage ; — ^ Puis je reviens, après cet entretien, Gronder ton fils, ma fille, et toi.

EUPHÉMON.

Fort bien,

i. II paraît que les comédiens avaient mis :

Pédant, avare, et sot, et renchéri. Voltaire s’en plaint dans sa lettre à 11"’= QuinauU, déjà citée. (B.) 454 L’ENFANT PRODIGUK.

SCÈNE TH.

LISE, MARTHE.

MARTHE.

! \l()ii Dieu, (|iril joint à tons ses airs grotesques- Des sentiments el des travers ljurles({iies !

LISE.

Je snis sa fille ; et de pins son linmenr N’altère point la bonté de son co’iir ; Et sons les plis d’un front atrabilaire, Sous cet air brusque il a l’âme d’un père : Quelquefois même, au milieu de ses cris, Tout en grondant, il cède à mes avis. Il est bien vrai qu’en blâmant la personne Et les défauts du mari qu’il me donne, En me montrant d’une telle union Tous les dangers, il a grande raison ; Mais lorsqu’ensuite il ordonne que j’aime, Dieu ! que je sens que son tort est extrême !

MAP.TIIE.

Comment aimer un monsieur Fierenfat ? J’épouserais plutôt un vieux soldat Qni jure, boit, bat sa femme, et qui l’aime. Qu’un fat en robe, enivré de lui-même, Qui, d’un ton grave et d’un air de pédant, Semble juger sa femme en lui parlant ;

Qui comme un paon dans lui-même se mire,-

Sous son rabat se rengorge et s’admire,

Et, plus avare encor que suffisant,

Vous fait l’amour en comptant son argent.

LISE.

Ah ! ton pinceau l’a peint d’après nature. Mais qu’y ferai-je ? il faut bien que j’endure L’état forcé de cet hymen prochain. On ne îiùl pas comme on veut son destin ; Et mes parents, ma fortune, mon âge, Tout de l’hymen me prescrit l’esclavage. Ce Fierenfat est, malgré mes dégoûts. Le seul qui puisse être ici mon époux ; ACTH I, SCI- : XH Iir. 455

Il est lo fils (le Taini i\Q nion père ;

C’est un parti (le\eiHi nécessaire.

Hélas ! quel cœur, libre dans ses soupirs,

Peut se donner au gré de ses di’sirs ?

11 Tant céder : le temps, la patience.

Sur mon époux vaincront ma r(pnf ; iiance ;

Et je pourrai, soumise à mes liens,

A ses défauts me prêter comme aux miens.

MARTHE.

C’est bien parler, l)elle et discrète Lise : Mais votre cœur tant soit peu se déguise. Si j’osais… mais vous m’avez ordonné De ne parler jamais de cet aîné.

LISK.

Quoi ?

MARTHE.

D’EupIîémon, qui, malgré tous ses vices,. De votre cœnir eut les tendres prémices ; Qui vous aimait.

LISE.

Il ne m’aima jamais. Ne parlons plus de ce nom (|uc je hais.

MARTHE, cil s’en allant.

N’en parlons plus.

LISE, la retenant.

Il est vrai, sa jeunesse Pour quelque temps a surpris ma tendresse. Était-il fait pour un cœ’ur vertueux ?

MARTHE, en s’on allant.

C’était un fou, ma foi, très-dangereux.

LISE, la retenant.

De corrupteurs sa jeunesse entourée, Dans les excès se plongeait égarée : Le malheureux ! il cherchait tour à tour Tous les plaisirs ; il ignorait l’amour.

MARTHE.

Mais autrefois vous m’avez paru croire Qu’à vous aimer il avait mis sa gloire. Que dans vos fers il était engagé.

LISE.

S’il eût aimé, je l’aurais corrigé.

in amour vrai, sans feinte et sans caprice,. 456 L’ENFANT PKODIGUE.

Est on ciïot lo ])liis i^raïul Irciii du vice.

Dans SOS lions (jui sait so rotonir

Est lionn(Mo lioninio, on va le devenir.

Mais En|)h(’inoii dôdaiiiiia sa maîtresse ;

Pour la dchaurho il (juitta la tendresse.

Ses faux amis, indigents scélérats,

Qui dans le piège avaient conduit ses pas,

Ayant mangé tout le bien de sa mère,

Ont sous son nom volé son triste père ;

Pour comble enfin, ces séducteurs cruels

L’ont entraîné loin des bras paternels.

Loin de mes yeux, qui, noyés dans les larmes.

Pleuraient encor ses vices et ses charmes.

Je ne prends plus nul intérêt à lui.

MARTHE.

Son frère enfin lui succède aujourd’hui : Il aura Lise ; et certes c’est dommage ; Car l’autre avait un bien joli visage, De blonds cheveux, la jambe faite au tour, Dansait, chantait, était né pour l’amour.

LISE.

Ah ! que dis-tu ?

MARTHE.

Même dans ces mélanges D’égarements, de sottises étranges, On découvrait aisément dans son cœur. Sous ces défauts, un certain fonds d’honneur.

LISE.

Il était né pour le bien, je l’avoue.

MARTHE.

Ne croyez pas que ma bouche le loue ; Mais il n’était, me semble, point flatteur, Point médisant, point escroc, point menteur,

LISE.

Oui ; mais…

MARTHE.

Fuyons ; car c’est monsieur son frère.

LISE.

Il faut rester ; c’est un mal nécessaire. ACTE I. SCENE IV. 437

SCÈNE lY.

LISE,.MARTHE, m : piu’sident EIERENEAT.

FI KU EN F AT.

Jo l’ayoïiorai, cotto donation

Doit aii<,Mnentor la satisfaction

Que vous avez d’un si beau mariage.

Surcroît de biens est l’Ame d’un ménage :

Fortune, lionneurs, et dignités, je croi,

Abondamment se trouvent avec moi ;

Et vous aurez dans Cognac, à la ronde,

L’bonneur du pas sur les gens du beau monde.

C’est un plaisir bien flatteur que cela :

Vous entendrez murmurer : u La voilà ! »

En vérité, quand j’examine au large

—\lon rang, mon bien, tous les droits de ma cliarge,

Les agréments que dans le monde j’ai.

Les droits d’aînesse où je suis subrogé.

Je vous en fais mon compliment, madame.

MARTHE.

Moi, je la plains : c’est une cliose infâme Que vous mêliez dans tous vos entretiens Vos qualités, votre rang, et vos biens. Être à la fois et Midas et Narcisse, Enflé d’orgueil et pincé d’avarice ; Lorgner sans cesse avec un œil cont(Mit Et sa personne et son argent comptant ; Être en rabat un petit-maître avare. C’est un excès de ridicule rare : Un jeune fat passe encor ; mais, ma foi, Un jeune avare est un monstre pour moi.

FIEREXFAT.

Ce n’est pas vous ])robal)lement, ma mie, A qui mon père aujourd’hui me marie ; C’est à madame : ainsi donc, s’il vous plaît. Prenez à nous un peu moins d’intérêt.

(A Lise.)

Le silence est votre fait… Vous, madame, Qui dans une heure ou deux serez ma femme, Avant la nuit vous aurez la bonté 458 LKXFAXT PRODIGUE.

1)0 me cliasser ce goiidarnio oH’ronté, Qui, sous le nom d’une fille suivante, Donne carrière à sa langue impudente. Je ne suis pas un président pour rien ; Et nous pourrions l’enfermer pour son bien.

MARTHE, ; i Lise.

Délendez-uloi, parlez-lui, parlez ferme : Je suis à vous, empêchez <|u"on m’enferme ; Il pourrail bien \oiis enfermer aussi.

Lisi ; . J’aii^t ; nre mal déjà do tout ceci.

MAUTHE.

Parlez-lui donc, laissez ces vains murmures.

LISE.

Que puis-je, hélas ! lui dire ?

MARTHE,

Des injures,

LISE.

Non, des raisons valent mieux.

MARTHE.

Croyez-moi, Point de raisons, c’est le plus sûr.

SCÈNE Y.

LES PRÉ ci : DE XTS, R ON DON. RONDOX,

Ma foi ! 11 nous arrive une plaisante atfaire.

FIEREXFAT.

Eh quoi, monsieur ?

ROXDON,

Écoute. A ton vieux père J’allais porter notre papier timbré, Quand nous l’avons ici près rencontré, Entretenaut au pied de cette roche Un voyageur qui descendait du coche.

LISE.

Un voyageur jeune ?…

ROND ON.

Nenni vraiment, ACTK I, SCKXK V. 4o^

—Ln ])((iuillar(l, un Aicuv ridé sans dont, "A’os d(’u\ l)arl)()n.s, d’abord avec fraucliiso l/uii contre l’autre ont mis leur l)arl)e grise ; Leurs dos voûtés s’élevaient, s’abaissaient —Aux lonj^s élans des soupirs qu’ils poussaienl ; Et sur leur nez leur prunelle éraillée Versait les pleurs dont elle était mouillée : Puis Kupbénion, d’un air tout rechigné, Dans son logis soudain s’est rencogné : 11 dit qu’il sent une douleur insigne, Qu’il faut au moins qu’il pleure avant qu’il signe, Et qu’à personne il ne prétend parler.

FIERENFAT.

Ah ! je prétends, moi, l’aller consoler.

Vous savez tous comme je le gouverne ;

Et d’assez près la chose nous concerne :

Je le connais ; et dès qu’il me verra

Contrat en main, d’abord il signera.

Le temps est cher, mon nouveau droit d’aînesse

Est un objet.

LISE.

Non, monsieur, rien ne presse,

RONDON.

Si fait, tout presse ; et c’est ta faute aussi Que tout cela.

LISE.

Comment ? moi ! ma faute ?

RONDON.

Oui. Les contre-temps qui troublent les familles Viennent toujours par la faute des filles.

LISE.

Qu’ai-je donc fait qui vous fâche si fort ?

RONDON.

Vous avez fait que vous a\ez tous tort.

Je veux un peu voir nos deux trouble-fétes

A la raison ranger leurs lourdes têtes ;

Et je prétends vous marier tantôt.

Malgré leurs dents, nudgré vous, s’il le faut.

FIN DU PREMIER ACTE, ACTE DEUXIÈME.

SCENE I.

LISE, MARTHE.

MARTHE.

Vous frémissez en voyant de plus près Tout ce fracas, ces noces, ces apprêts.

LISE,

Ail ! plus mon cœur s’étudie et s’essaie, Plus de ce joug la pesanteur m’eflVaie :

CA mon avis, l’hymen et ses liens Sont les plus grands ou des maux ou des biens. Point de milieu ; l’état du mariage Est des humains le i)lus cher avantage Quand le rapport des esprits et des cœurs, Des sentiments, des goûts, et des humeurs. Serre ces nœuds tissus par la nature. Que l’amour forme et que l’honneur épure. Dieux ! quel plaisir d’aimer publiquement, Et de porter le nom de son amant ! Votre maison, vos gens, votre livrée. Tout vous retrace une image adorée ; Et vos enfants, ces gages précieux. Nés de l’amour, en sont de nouveaux nœuds. Un tel hymen, une union si chère. Si l’on en voit, c’est le ciel sur la terre. Mais tristement vendre par un contrat Sa lii)erté, son nom, et son état. Aux volontés d’un maître despotique. Dont on devient le premier domestique ; Se quereller ou s’éviter le jour ;

Sans joie à table, et la nuit sans amour ;

Trembler toujours d’avoir une faiblesse,
Y succomber, ou combattre sans cesse ;
Tromper sou maître, ou vivre sans espoir
Dans les langueurs d’un importun devoir ;
Gémir, sécher dans sa douleur profonde ;
Un tel hymen est l’enl’er de ce monde,

MARTHE.

En vérité, les filles, comme on dit,
Ont un démon qui leur forme l’esprit :
Que de lumière en une Ame si neuve !
La plus experte et la plus line veuve,
Qui sagement se console à Paris
D’avoir porté le deuil de trois maris,
N’en eût pas dit sur ce point davantage.
Mais vos dégoûts sur ce beau mariage
Auraient besoin d’un éclaircissement.
L’hymen déplaît avec le président ;
Vous plairait-il avec monsieur son frère ?
Débrouillez-moi, de grâce, ce mystère :
L’aîné fait-il bien du tort au cadet ?
Haïssez-vous ? aimez-vous ? parlez net.

LISE.

Je n’en sais rien ; je ne puis et je n’ose
De mes dégoûts bien démêler la cause.
Comment chercher la triste vérité
Au fond d’un cœur, hélas ! trop agité ?
Il faut au moins, pour se mirer dans l’onde.
Laisser calmer la tempête qui gronde.
Et que l’orage et les vents en repos
Ne rident plus la surface des eaux.

MARTHE.

Comparaison n’est pas raison, madame :
On lit très-bien dans le fond de son âme.
On y voit clair ; et si les passions
Portent en nous tant d’agitations.
Fille de bien sait toujours dans sa tête
D’où vient le vent qui cause la tempête.
On sait…

LISE.

Et moi, je ne veux rien savoir ;
Mon œil se ferme, et je ne veux rien voir :
Je ne veux point chercher si j’aime encore

462 i ; i-.\l-ANT PRODIGUE.

V.n malheiiroux qu’il faut bioii que j’abliorro : Je ne veux point accroître mes dégoûts Du vain regret d’un plus aimable époux, Oue loin de moi cet Eupbémon, ce traître, Vivo content, soit heureux, s’il peut l’être ; Qu’il ne soit pas au moins déshérité : Je n’aurai i)as l’adVeuse dureté. Dans ce contrat où je me détermine. D’être sa sœur jiour bàler sa ruine. \oil ; i mon cœur ; c’est trop le pénétrer : Aller plus loin serait le déchirer.

SCENE II.

LISE, 31ARTIIE, un laquais.

LE LAQUAIS.

Là-bas, madame, il est une baronne De Croupillac…

LISE.

Sa visite m’étonne,

LE LAQUAIS,

Qui d’Angouléme arrive justement. Et veut ici vous faire compliment.

LISE.

Hélas ! sur quoi ?

MARTHE,

Sur votre hymen, sans doute.

LISE,

Ah ! c’est encor tout ce que je redoute. Suis-je en état d’entendre ces propos. Ces compliments, protocole des sots, Où l’on se gène, où le bon sens expire Dans le travail de parler sans rien dire ? Que ce fardeau me pèse et me déplaît ! ACTE II, S( ; i : ne m. 46^

SCÈNE III.

LISE,.MADAME CllOLl’lLLAC,.MARTHE.

MA U THE.

Voilà la damo.

LISE.

Oli ! jo vois trop qui c’est.

M Ali THE.

On dit qu’elle est assez grande épouseuse,,

Un pon plaideuse, et beaucoup radoteuse.,-^1 —A

LISE. — ■’

Des sièges donc. Madame, pardon si…

MADAME CUOUPILLAC.

Ah ! madame !

LISE.

Eh ! madame !

MADA.VE CROUPILLAC,

11 faut aussi…

LISE.

S’asseoir, madame.

MADAME CROLI’ILLAC, assise.

En vérité, madame, Je suis confuse ; et dans le fond de l’àme Je voudrais bien…

LISE.

.Madame ?

MADAME CROUPILLAC.

Je voudrais Vous enlaidir, vous ôter vos attraits. Je pleure, hélas ! vous voyant si jolie.

LISE.

Consolez-vous, madame.

MADAME CROUPILLAC

Oh ■ non, ma mie. Je ne saurais ; je vois que vous aurez Tous les maris que vous demanderez. J’en avais un, du moins en espérance (Un seul, hélas ! c’est bien peu, quand j’y pense). Et j’avais eu grand’peine à le trouver ; 464 LENFAxNT PRODIGUE.

Vous mo l’ùtcz, vous allez m’en priver. Il est un temps (ah ! que ce temps vient vite !) Où l’on perd tout quand un amant nous quitte, Où l’on est seule ; et certe il n’est pas bien D’enlever tout à qui n"a presque rien.

LIS ! — : .

Excusez-moi si je suis interdite De vos discours et de votre visite. Quel accident afnii »e vos esprits ? Qui perdez-vous ? et qui vous ai-je pris ?

MADAME CR0UPII,LAC.

^^ -Ma cluM’e enfant, il est force bégueules • Au teint ridé, qui pensent qu’elles seules, Avec du fard et quelques fausses dents, Fixent l’amour, les plaisirs, et le temps : Pour mon uialheur, hélas ! je suis i)lus sage ; Je vois trop bien que tout passe, et j’enrage.

LISE.

J’en suis fâchée, et tout est ainsi fait ; Mais je ne puis vous rajeunir.

MADAME CROUPILLAC.

Si fait ; J’espère encore ; et ce serait peut-être Me rajeunir que me rendre mon traître.

LISE.

Mais de quel traître ici me parlez-vous ?

MADAME CROUPILLAG.

D’un président, d’un ingrat, d’un époux, Que je poursuis, pour qui je perds haleine, Et sûrement qui u’en vaut pas la peine.

LISE.

Eli bien, madame ?

p- MADAME CROUPILLAG.

Eh bien ! dans mon printemps Je ue parlais jamais aux présidents ; Je haïssais leur personne et leur style ; Mais avec l’àgc ou est moins difficile.

LISE.

Enfin, madame ?

MADAME CROUPILLAG.

En/ln il faut savoir Que vous m’avez réduite au désespoir. ACTE II, SCÈNE III. 465

LISE.

Comment ? en quoi ?

MADAME CaOUPILLAC.

J’étais dans An( ? oulême, Veuve, et pouvant disposer de moi-même : Dans Angoiilèmo, en ce temps, Fierenfat Étudiait, apprenti magistrat ; Il me lorgnait ; il se mit dans la tête Pour ma personne un amour malhonnr’te, Bien malhonnête, hélas ! hien outrageant ; Car il faisait l’amour à mon argent. Je fis écrire au honhomme de p(’ro : On s’entremit, on poussa loin l’allaire ; Car en mon nom souvent on lui parla : Il répondit ([u’il verrait tout cela ; Vous voyez hien que la chose était sûre.

LISE.

Oh, oui.

MADAME CHOUPILLAC.

Pour moi, j’étais prête h conclure. De Fierenfat alors le frère aîné A votre lit fut, dit-on, destiné.

LISE.

Quel souvenir !

MADAME GROLiPILLAC,

C’était un fou, ma chère. Qui jouissait de l’honneur de vous plaire.

LISE.

Ah !

MADAME CROUPILLAC.

Ce fou-là s’étant fort dérangé, Et de son père ayant pris son congé, Errant, jjroscrit, peut-être mort, que sais-je ? (Vous vous troul)lez !) mon héros de collège, Mon président, sachant que votre bien Est, tout compté, plus ample que le mien^ Méprise enfin ma fortune et mes larmes : De votre dot il convoite les charmes ; Entre vos bras il est ce soir admis. Mais pensez-vous qu’il vous soit hien permis D’aller ainsi, courant de frère en frère, Vous emparer d’une famille entière ?

Théâtre. II. 30 466 L’ENFANT PRODIGUE.

Pour moi déjà, par protestation,

J’arrête ici la célébration ;

J’y nianf : ;erai mon chàtoau, mon douaire ;

Et le procès sera fait de manière

Que vous, son jière, et les enfants que j’ai.

Nous serons morts avant qu’il soit jugé.

LISE.

En vérité je suis toute honteuse Que mon hymen vous rende malheureuse ; Je suis peu digne, hélas ! de ce courroux. Sans être heureux on fait donc des jaloux ! Cessez, madame, avec un œil d’envie De regarder mon état et ma vie ; On nous pourrait aisément accorder : Pour un mari je ne veux point plaider.

MADAME CROUPILLAC.

Quoi ! point plaider ?

LISE.

Non : .je vous l’abandonne.

MADAME CROUPILLAC.

Vous êtes donc sans goût pour sa personne ? Vous n’aimez point ?

.LISE.

Je trouve peu d’attraits Dans riiyménée, et nul dans les procès.

SCENE IV.

MADAME CROUPILLAC, LISE, RONDON.

ROND ON.

Oh ! oh ! ma fille, on nous fait des affaires Qui font dresser les cheveux aux beaux-pères ! On m’a parlé de protestation. Eh ! vertubleu ! qu’on en parle à Rondon : Je chasserai bien loin ces créatures.

MADAME CROUPILLAC.

Faut-il encore essuyer des injures ? Monsieur Rondon, de grâce, écoutez-moi. ACTE II, SCI- : NE IV. 467

ROND ON.

Oue VOUS plaît-il ?

MADAMK CROLPILLAC.

\ otre gendro est sans fol ; C’est un fripon crespècc toute neuve, Galant avare, écornifleur de veuve ; C’est de l’argent qu’il aime.

ROND ON.

11 a raison.

MADAMK CROLPILLAC.

Il m’a cent fois promis dans ma maison Ln pur amour, d’éternelles tendresses.

ROND ON.

Est-ce qu’on tient de semblables promesses ?

MADAME CROUPILLAC.

Il m’a quittée, hélas ! si durement…

ROND ON.

J’en aurais fait de bon cœur tout autant.

MADAME CROUPILLAC.

Je vais parler comme il faut à son père.

RONDON.

Ah ! parlez-lui i)lutôt qu’à moi.

MADAME CROUPILLAC.

L’affaire Est elTroyable, et le beau sexe entier En ma faveur ira partout crier.

RONDON.

H criera moins que vous.

MADAME CROUPILLAC.

Ah ! vos personnes Sauront un peu ce qu’on doit aux baronnes.

RONDON.

On doit en rire.

MADAME CROUPILLAC.

Il me faut un époux ; Et je prendrai lui, son vieux père, ou vous.

RONDON.

Qui, moi ?

MADAME CROUPILLAC.

Vous-même.

RONDON.

Oh ! je VOUS en défie. 4G8 L’ENFANT PRODIGUE.

MADAME CROUPILLAC.

Nous plaiderons.

RONDON.

Mais voyez la folie !

SCENE V.

RONDON, FIERENFAT, LISE.

ROND ON, à Liso.

Je voudrais bien savoir aussi pourquoi Vous recevez ces visites chez moi ? Vous m’attirez toujours des algarades.

(A Fierenfat.)

Et vous, monsieur, le roi des pédants fades. Quel sot démon vous force à courtiser Une baronne afin de l’abuser ? C’est bien à vous, avec ce plat visage, De vous donner des airs d’être volage ! Il vous sied bien, grave et triste indolent, De vous mêler du métier de galant ! C’était le fait de votre fou de frère ; Mais vous, mais vous !

FIERENFAT.

Détrompez-vous, beau-père. Je n’ai jamais requis cette union : Je ne promis que sous condition. Me réservant toujours au fond de l’Ame Le droit de prendre une plus riche femme. De mon aîné l’exhérédation, Et tous ses biens en ma possession, A votre fille enfin m’ont fait prétendre : Argent comptant fait et beau-père et gendre.

RONDON.

Il a raison, ma foi ! j’en suis d’accord.

LISE.

Avoir ainsi raison, c’est un grand tort.

RONDOX.

L’argent fait tout : va, c’est chose très-srtre. Hàtons-nous donc sur ce pied de conclure. ACTE II, SCÈNE V. 469

DY’Cus tournois soixante pesants sacs Finiront tout, malf^ré les Croupillacs. Qu’Euplu’uiou tarde, et qu’il me désespère ! Signons toujours avant lui.

LISE.

Non, mon père ; Je fais aussi mes protestations, Et je me donne à des conditions.

RONDON.

Conditions, toi ? (jnelle impertinence ! Tu dis, tu dis ?…

LISE.

Je dis ce que je pense. Peut-on goûter le bonheur odieux De se nourrir des pleurs d’un malheureux ?

(A Fierenfal.)

Et vous, monsieur, dans votre sort prospère, Oiihliez-vous que vous avez un frère ?

FI EU EX F AT.

Mon frère ? moi, je ne l’ai jamais vu ; Et du logis il était disparu Lorsque j’étais encor dans notre école, Le nez collé sur Cujas et Barthole. J’ai su depuis ses heaux déportements ; Et si jamais il reparaît céans, Consolez-vous, nous savons les affaires, Nous l’enverrons en douceur aux galères,

LISE.

C’est un projet fraternel et chrétien. En attendant, vous confisquez son bien : C’est votre avis ; mais moi, je vous déclare Que je déteste un tel projet.

ItONDON.

Ta rare. Va, mon enfant, le contrat est dressé ; Sur tout cela le notaire a passé.

FIERENFAT.

Nos pères l’ont ordonné de la sorte ; En droit écrit leur volonté l’emporte. Lisez Cujas, chapitres cinq, six, sept : ( ! Tout libertin de débauches infect, Qui, renonçant à l’aile paternelle. 47 » L’ENFANT PRODIOUK.

Fuit la maison, ou bien qui pille icclle, Ipso facto, do tout dépossédé, Comme un bAtard il est exliérédé, »

USE.

Je ne connais le droit ni la coutume ; Je n’ai point lu Cujas, mais je présume Que ce sont tous de mallionnétes gens, Vrais ennemis du cœur et du bon sens, Si dans leur code ils ordonnent qu’un frère Laisse périr son frère de misère ; Et la nature et l’honneur ont leurs droits, Qui valent mieux que Cujas et vos lois.

ROND ON.

Ali ! laissez là vos lois et votre code. Et votre honneur, et faites à ma mode ; De cet aîné que t’cmbarrasses-tu ? Il faut du bien.

LISE,

Il faut de la vertu. Qu’il soit puni, mais au moins qu’on lui laisse Un peu de bien, reste d’un droit d’aînesse. Je vous le dis, ma main ni mes faveurs Ne seront point le prix de ses malheurs. Corrigez donc l’article que j’al)horre Dans ce contrat, qui tous nous déshonore : Si l’intérêt ainsi l’a pu dresser, C’est un opproljrc : il le faut effacer,

FIEUENFAT.

Ah ! ([u’une femme entend mal les affaires F

ROND ON.

Quoi ! tu voudrais corriger deux notaires ? Faire changer un contrat ?

LISE,

Pourquoi non ?

RONDON,

Tu ne feras jamais bonne maison ; Tu perdras tout,

LISE,

Je n’ai pas grand usage, Jusqu’à présent, du monde et du ménage ; Mais l’intérêt (mon cœur vous le maintient) Perd des maisons autant qu’il en soutient. ACTE II, SCÈNE VI. 471

Si j’en fais uno, au moins cet édifice Sera d’abord londé sur la justice.

RONDON.

Elle est tr-tuo, et, pour la contenter, Allons, mon gendre, il faut s’exécuter : Çà, donne un peu.

FIERENFAT.

Oui, je donne ci mon frère… Je donne… allons…

RONDON.

Ne lui donne donc guère.

SCÈNE VI.

EUPHÉMON, RONDON, LISE, FIERENFAT.

RONDON.

Ail ! le voici, le bonhomme Euphémon, Viens, viens, j’ai mis ma fille à la raison. On n’attend plus rien que ta signature ; Presse-moi donc cette tardive allure : Dégourdis-toi, prends un ton réjoui. In air de noce, un front épanoui ; (lar dans neuf mois je veux, ne te déplaise, Que deux enfants… Je ne me sens pas d’aise. Allons, ris donc, chassons tous les ennuis ; Signons, signons.

EUPHÉMON.

Non, monsieur, je ne puis.

FIERENFAT,

Vous ne pouvez ?

Quelle raison ?

RONDON.

En voici bien d’une autre.

FIERENFAT.

RONDON,

Quelle rage est la vôtre ? Quoi ! tout le monde est-il devenu fou ? Chacun dit non : comment ? pourquoi ? par où ? L’ENFANT PRODIGUE.

EUPHÉMON.

Ah ! ce serait niitrap : or la iiafiiro

(jiic do signer dans cetto conjoncture.

RONDON.

Serait-ce point la dame Croupillac

Qui sourdement fait ce maudit micmac ?

EIPHK.MON.

Kon, cette femme est folle, et dans sa tête Elle veut rompre un liymen que j’apprête : Mais ce n’est pas de ses cris impuissants (Jue sont venus les ennuis que je sens,

RONDON,

Eh l)ien ! quoi donc ? ce héquillard du coche Dérange tout, et notre affaire accroche ?

EUPHÉMON.

Ce qu’il a dit doit retarder du moins L’heureux hymen, objet de tant de soins.

LISE.

Qu’a-t-il donc dit, monsieur ?

FIERENFAT.

Quelle nouvelle A-t-il apprise ’ ?

EUPHÉMON.

ne, hélas ! trop cruelle. Devers Bordeaux cet homme a vu mon fils, Dans les prisons, sans secours, sans habits. Mourant de faim ; la honte et la tristesse Vers le tombeau conduisaient sa jeunesse ; La maladie et l’excès du malheur De son printemps avaient séché la fleur ; Et dans son sang la fièvre eni’acinée Précipitait sa dernière journée. Quand il le vit, il était expirant : Sans doute, hélas ! il est mort à présent.

RONDON.

Voilà, ma foi, sa pension payée.

LISE.

Il serait mort !

1. Une édition de 1773, conforme à la représentation, est la seule qui porte apprise. Dans toutes les autres, soit antérieures, soit postérieures, il y a appris. (B.) ACTF. II, SCÈNE VI. 473

RPNDO.N.

N’en sois point offrayée ; Va, que t’importe ?

riERENFAT,

Ah ! monsieur, la pâleur De son visage efface la couleur.

n ON DON.

Elle est, ma loi, sensible : ah ! la friponne ! Puisqu’il est mort, allons, je te pardonne.

FIER EN F AT.

Mais après tout, mon père, voulez-vous… ?

EUPHÉMON.

Ne craignez rien, vous serez son époux : C’est mon bonheur. Mais il serait atroce Qu’un jour de deuil devînt un jour de noce. Puis-je, mon fds, mêler à ce festin Le contre-temps de mon juste chagrin. Et sur vos fronts parés de fleurs nouvelles Laisser couler mes larmes paternelles ? Donnez, mon fils, ce jour à nos soupirs, Et différez l’heure de vos plaisirs : Par une joie indiscrète, insensée, L’honnêteté serait trop offensée.

LISE.

Ah ! oui, monsieur, j’approuve vos douleurs ; Il m’est plus doux de partager vos pleurs Que de former les nœuds du nuiriage.

FIEREiNFAï.

Eh ! mais, mon père…

RO.NDON.

Eh ! vous n’êtes pas sage. Quoi ! différer un hymen projeté, Pour un ingrat cent fois déshérité, Maudit de vous, de sa famille entière !

ELPHÉMON.

Dans ces moments un père est toujours père : Ses attentats et toutes ses erreurs Furent toujours le sujet de mes pleurs ; Et ce qui pèse à mon àine attendrie, C’est qu’il est mort sans réparer sa vie.

RO-NDON.

Réparons-la ; donnons-nous aujourd’hui Dos petits-fils (jui vaillent inieiiY (jne lui ; Signons, dansons, allons. One de faiblesse !

EUPHÉMON.

Mais…

RONDON.

Mais, morbleu ! ce procédé me blesse :
J)e regretter même le plus grand bien,
C’est fort mal fait : douleur n’est bonne à rien ;
Mais regretter le fardeau qu’on vous ôte,
C’est une énorme et ridicule faute.
Ce fils aîné, ce fils, votre fléau,
Vous mit trois fois sur le bord du tombeau.
Pauvre cher homme ! allez, sa frénésie
Eût tôt ou tard abrégé votre vie.
Soyez tranquille, et suivez mes avis ;
C’est un grand gain que de perdre un tel fils,

EUPHÉMON.

Oui, mais ce gain coûte plus qu’on ne pense ;
Je pleure, hélas ! sa mort et sa naissance.

RONDON, à Fierenfat.

Va, suis ton père, et sois expéditif ;
Prends ce contrat ; le mort saisit le vif.
Il n’est plus temps qu’avec moi l’on barguigne
Prends-lui la main, qu’il parafe et qu’il signe.

(A Lise.)

Et toi, ma fille, attendons à ce soir :
Tout ira bien.

LISE.

Je suis au désespoir.

FIN DU DEUXIÈME ACTE. ACTE TROISIEME.

SCENE I.

EUPIIÉaiON FILS, JASMIN.

JASMIN,

Oui, mon ami, tu fus jadis mon maître ; Je t’ai servi deux ; ans sans te connaître ; Ainsi que moi réduit à l’hôpital, Ta panvreté m’a rendu ton égal. Non, tu n’es plus ce monsieur d’Entremonde, Ce chevalier si pimpant dans le monde, Fêté, coiirn, de femmes entouré. Nonchalamment de phiisirs enivré : Tout est au diable. Éteins dans ta mémoire Ces vains regrets des beaux jours de ta gloire Sur du fumier l’orgueil est un abus ; Le souvenir d’un bonheur qui n’est plus Est à nos maux un poids insupportable. Toujours Jasmin, j’en suis moins misérable : Né pour souffrir, je sais souffrir gaîment ; Manquer de tout, voilà mon élément : Ton vieux chapeau, tes guenilles de bure, Dont tu rougis, c’était là ma parure. Tu dois avoir, ma foi, bien du chagrin De n’avoir pas été toujours Jasmin.

EUPIIÉMON FILS.

Que la misère entraîne d’infamie ! Faut-il encor qu’un valet m’humilie ? Quelle accablante et terrible leçon ! Je sens encor, je sens qu’il a raison. Il me console au moins à sa manière ; Il m’accompagne, et son âme grossière. 476 L’ENFANT PRODIGUE.

Sensible et tendre en sa rnsticité, N’a point ponr moi perdu l’humanité ; \ Né mon égal (|)uis(ju’enfin il est homme), Il me soutient sous le poids qui m’assomme, Il suit gahnent mon sort infortuné ; Et mes amis m’ont tons abandonné,

JASMIN.

Toi, dos amis ! hélas ! mon pauvre maître, A[)l)n’uds-m()i donc, de grâce, à les connaître ; Comment sont laits les gens qu’on nomme amis !

ELPHÉMON FILS.

Tu les as vus chez moi toujours admis, M’importunant souvent de leurs visites, A mes soupers délicats parasites, Vantant mes goûts d’un esprit complaisant, Et sur le tout empruntant mon argent ; De leur bon cœur m’étourdissant la tête. Et me louant moi présent.

JASMIN.

Pauvre bête ! Pauvre innocent ! tu ne les voyais pas Te chansonner au sortir d’un repas ; Siffler, berner ta bénigne imprudence ?

ELIl’HÉMON FILS.

Ah ! je le crois ; car, dans ma décadence. Lorsqu’à Bordeaux je me vis arrêté. Aucun de ceux à qui j’ai tout prêté Ne me vint voir ; nul ne m’offrit sa bourse : Puis au sortir, malade et sans ressource, Lorsqu’à l’un d’eux, que j’avais tant aimé. J’allai m’offrir mourant, inanimé. Sous ces haillons, dépouilles délabrées. De l’indigence exécrables livrées ; Quand je lui vins demander un secours D’où dépendaient mes misérables jours, Il détourna son œil confus et traître. Puis il feignit de ne me pas connaître, Et me chassa comme un pauvre imi)ortun.

JASMIN.

Aucun n’osa te consoler ?

EUPHÉMON FILS.

Aucun. ACTH III, SCÈM- I. 477

JASMI.N,

Ah, les amis ! les amis ! quels infâmes !

EL’PHÉMON FILS.

Les hommes sont tous de fer.

JASMIX.

Et les femmes ?

Kl l’IlÉMON FILS.

J’en attendais, hélas ! plus de douceur ; J’en ai cent fois essuyé plus d’horreur. Celle surtout ijui, m’aimaiit sans mystère, Semblait placer son orgueil à me |)laire, Dans son logis, meublé de mes présents. De mes bienfaits achetait des amants, Et de mon vin régalait leur cohue Lorsque de faim j’expirais dans sa rue. Enfin, Jasmin, sans ce pauvre vieillard Qui dans Hordeaux me trouva par hasard, Qui m’avait vu, dit-il, dans mon enfance, Une mort prompte eût fini ma souffrance. Mais en quel lieu sommes-nous, cher Jasmin ?

JASMIN.

Près de Cognac, si je sais mon chemin ;

Et l’on m’a dit que mon vieux premier maître.

Monsieur Rondon, loge en ces lieux peut-être.

EUPHÉMON FILS.

Rondon, le père de… Quel nom dis-tu ?

JASMIN.

Le nom d’un homme assez hrusque et hourru.

Je fus jadis page dans sa cuisine ;

Mais, dominé d’une humeur libertine.

Je voyageai : je fus depuis coureur.

Laquais, commis, fantassin, déserteur ;

Puis dans Bordeaux je te pris pour mon maître.

De moi Rondon se souviendra peut-être ;

Et nous pourrions, dans notre adversité…

EUPHÉMON FILS.

Et depuis quand, dis-moi, l’as-tu quitté ?

JASMI N.

Depuis quinze ans. C’était un caractère Moitié plaisant, moitié triste et colère ; Au fond, hon diable : il avait un enfant, Un vrai bijou, fille unique vraiment, 418 L’ENFANT PRODIGUE.

Œil l)Ion, liez court, teint frais, bouche vermeille,

Et des raisons ! c’était une merveille.

Cela pouvait bien avoir de mon temps,

A bien compter, entre six à sept ans ;

Et cette fleur, avec l’àge embellie,

l->>t en état, ma foi ! d’être cueillie.

EUPHÉMON FILS.

Ail, malheureux !

JASMIN.

Mais j’ai beau te parler, Ce que je dis ne te peut consoler : Je vois toujours à travers ta visière Tomber des pleurs (pii bordent ta paupière.

EUPIIÉMON FILS.

Quel coup du sort, ou (jnel ordre des cieux A pu guider ma misère en ces lieux ? Hélas !

JASMIX,

Ton œil contemple ces demeures ; Tu restes là tout pensif, et tu pleures,

EUPHÉMON FILS.

J’en ai sujet.

JASMIX.

Mais connais-tu Rondon ? Serais-tu pas parent de la maison ?

EUPIIÉMO.X FILS,

Ah ! laisse-moi.

JASMIN, en l’embrassant.

Par charité, mon maître, Mon cher ami, dis-moi qui tu peux être.

EUPHÉMON FILS, en pleurant.

Je suis… je suis un malheureux mortel, Je suis un fou, je suis un criminel, Qu’on doit haïr, que le ciel doit poursuivre, Et qui devrait être mort,

JASMIX.

Songe à vivre ; Mourir de faim est par trop rigoureux : Tiens, nous avons (juatre mains à nous deux ; Servons-nous-en sans complainte importune. Vois-tu d’ici ces gens dont la fortune Est dans leurs bras, (jui, la bêche à la main. ACTE III, SCÈNE II. 47’J

Le dos courbô, rotoiirncnt co jardin j Enrùlons-nous |)anni celte canaille ; Viens avec eux, imite-les, travaille, [ Gagne ta vie.

KLIMll-.MON FILS.

Hélas ! dans leurs travaux, Ces vils humains, moins hommes qu’animaux, Goûtent des biens dont toujours mes caprices M’avaient prive dans mes fausses délices ; Ils ont au moins, sans trouble, sans remords, La paix de l’âme et la santé du corps.

SCENE II.

MADAME CROUPILLAC, EUPHÉMON fils, JASMIN.

MADAME CROUPILLAC, d ; ins l’cnfoncomcnt.

Que vois-je ici ? serais-je aveugle ou borgne ? C’est lui, ma foi ! plus j’avise et je lorgne Cet homme-là, plus je dis que c’est lui.

(Elle le considère.)

Mais ce n’est plus le même homme aujourd’hui. Ce cavalier brillant dans Angoulême, Jouant gros jeu, cousu d’or… c’est lui-même.

(Elle s’aijprocho d’Eiiphémon.)

Mais l’autre était riche, heureux, beau, bien fait, Et celui-ci me semble pauvre et laid. La maladie altère un beau visage ; La pauvreté change encor davantage.

JASMIN.

Mais pourquoi donc ce spectre féminin Nous poursuit-il de son regard malin ?

EUPHÉMON FILS.

Je la connais, hélas ! ou je me trompe ; Elle m’a vu dans l’éclat, dans la pompe. Il est affreux d’être ainsi dépouillé Aux mêmes yeux auxquels on a brillé. Sortons. 480 L’ENFANT 1’ KO DIGUE.

M A D A M E C R l’ P I L I. A G, s’avnnrant vors Euphémon fils.

Mon iils, ([lu’lle étrange aventure T’a donc mliiit (mi si piètre posture ?

P : Il P H KM ON FILS.

Ma faute.

MADAME GUOUPILLAC.

Hélas ! comme te voilà mis !

JASMIN.

C’est pour avoir eu d’e.vcellents amis, C’est pour avoir été volé, madame.

MADAME GUOUPILLAC.

Volé ! par qui ? comment ?

JASMIN. ^_i

Par bonté d’àme. Nos voleurs sont de très-honnétcs gens. Gens du beau monde, aimables fainéants, Buveurs, joueurs, et conteurs agréables, |

Des gens d’esprit, des femmes adorables. J

MADAME GUOUPILLAC.

J’entends, j’entends, vous avez tout mangé : Mais vous serez cent fois plus affligé Quand vous saurez les excessives pertes Qu’en fait d’bymen j’ai depuis peu soulïertes.

EUPHÉMON FILS.

Adieu, madame.

M A D A M E G R L P I L L A G, l’arrêta : ; t.

Adieu ! non, tu sauras Mon accident ; parbleu ! tu me plaindras.

EUPHÉMON FILS.

Soit, je vous plains ; adieu.

MADAME GROUPILLAC.

Aon, je te jure Que tu sauras toute mon aventure. Un Fierenfat, robin de son métier, Vint avec moi connaissance lier,

(Elle court après lui.)

Dans Angoulême, au temps où vous battîtes Quatre huissiers, et la fuite vous prîtes. Ce Fierenfat babite en ce canton Avec son père, un seigneur Euphémon.

EUPHÉMON FILS, revenant.

Euphémon ? ACTE III, SCÈNE II. 481

MADAME CROLI’II.LAC,

Oui.

EUPHKMON FILS.

Ciol ! Jiiadaiiio, de grAco, Cet Euphémon, cet honneur de sa race, Que ses vertus ont rendu si fomeux, Serait…

MADAME CROUl’lLLAG.

Eh oui.

EUPHÉMON FILS.

Quoi ! dans ces mêmes Jieux ?

MADAME GROIM’ILLAC.

Oui.

EUPHÉMON FILS.

Puis-je au moins savoir… comme il se porle ?

MADAME CROUPILLAC,

Fort bien, je crois… Que diable vous importe ?

EUPHÉMON FILS.

Et que dit-on… ?

MADAME CROUPILLAC.

De qui ?

EUPHÉMON FILS.

D’un fils aîné Qu’il eut jadis ?

MADAME CROUPILLAC.

Ah ! c’est un fils mal né, Un garnement, une tête légère, Ln fou fieffé, le fléau de son père, Depuis longtemps de débauches perdu, Et qui peut-être est à présent pendu.

EUPHÉMON FILS.

En vérité… je suis confus dans l’àme De VOUS avoir interrompu, madame.

MADAME CROUPILLAC.

Poursuivons donc. Fierenfat, son cadet, Chez moi l’amour hautement me faisait ; Il me devait avoir par mariage.

EUPHÉMON FILS.

Eh bien ! a-t-il ce bonheur en partage ? Est-il à vous ?

MADAME CROUPILLAC.

Non, ce fat engraissé

Théâtre. II. 31 482 L’ENFANT PRODIGUE

Do tout lo lot (le son frère insensé. Devenu riche, et voulant letrc encore. Uompt aujourd’hui cet liymen qui l’honore. Il veut saisir la fille d’un Rondon, D’un plat bourgeois, le coq de ce canton.

EUPHKxMON FILS.

Que dites-vous ? Quoi ! madame, il l’épouse ?

MADAME CROUPILLAC.

Vous m’en voyez terriblement jalouse.

EUPHÉMON FILS.

Ce jeune objet aimable…, dont Jasmin M’a tantôt fait un portrait si divin. Se donnerait…

JASMIN.

Quelle rac^e est la vôtre ! Autant lui vaut ce mari-là qu’un autre. Quel diable d’homme ! il s’afflige de tout.

ELPIIÉMON FILS, à part.

Ce coup a mis ma patience à bout.

( A Mme Croupillac.)

Ne doutez point que mon cœur ne partage Amèrement un si sensible outrage : Si j’étais cru, cette Lise aujourd’hui Assurément ne serait pas pour lui.

MADAME CROUPILLAC.

Oh ! tu le prends du ton qu’il le faut prendre : Tu plains mon sort, un gueux est toujours tendre ; Tu paraissais bien moins compatissant Quand tu roulais sur l’or et sur l’argent : Écoute ; on peut s’entr’aider dans la vie.

JASMIN.

Aidez-nous donc, madame, je vous prie.

MADAME CROUPILLAC.

Je veux ici te faire agir pour moi.

EUPHÉMON FILSo

Moi, vous servir ! hélas ! madame, eu quoi ?

MADAME CROUPILLAC.

En tout. 11 faut prendre en main mon injure : Un autre habit, quelque peu de parure, Te pourraient rendre encore assez joli. Ton esprit est insinuant, poli ; Tu connais l’art d’empaumer une fille ; ACTE III, SCÈNE III. 483

liilroduis-foi, mon cher, dans la lainille ; Fais le Jlatteur auprès do, Fienrciil’at ; Vante son bien, son esprit, son rabat ; Sois en faveur ; et lors(|ue je proteste Contre son vol, toi, mon cher, lais le reste ; Je veux gagner du temps en protestant.

E L P H É M N, voyant son pure.

Que vois-je ? ô ciel !

(11 s’enfuit.) M.\DAME CROIPILLAC.

Cet homme est lou, vraiment : Pourquoi s’enfuir ?

JASMI.N.

C’est qu’il vous craint, sans doute.

MADAME CROUPILLAC.

Poltron, demeure, arrête, écoute, écoute.

SCENE III.

EUPHÉMON PÈRE, JASMIN.

EUPHÉMON.

Je l’avouerai, cet aspect imprévu D’un malheureux avec peine entr(>vu Porte à mon cœur je ne sais quelle atteinte Qui me remplit d’amertume et de crainte : Il a l’air noble, et même certains traits Qui m’ont touché : las ! je ne vois jamais De malheureux à peu près de cet Age, Que de mon fils la douloureuse image Ne vienne alors, par un retour cruel, Persécuter ce cœur trop paternel. Mon fils est mort, ou vit dans la misère. Dans la débauche, et fait honte à son père. De tous côtés je suis bien malheureux ! J’ai deux enfants, ils m’accablent tous deux L’un, par. sa perte et par sa vie infâme, Fait mon supplice et déchire mon âme ; L’autre en abuse : il sent trop que sur lui De mes vieux ans j’ai fondé tout l’appui. 484 L’ENFANT PRODIGUE.

Pour inoi la vie est un poids qui ni’acrablo.

(Apercevant Jasmin qui le salue )

Que me veux-tu, Tami ?

JASMIN.

Seigneur aimable, Reconnaissez, digne et nol)]e Euphémon, Certain Jasmin élevé chez Rondon.

EUPHÉMON.

Ah ! ah ! c’est toi ? Le temps change un visage Et mon front chauve en sent le long outrage. Quand tu partis, tu me vis encor frais ; Mais Vàge avance, et le terme est bien près. Tu reviens donc enfin dans ta patrie ?

JASMIN.

Oui, je suis las de tourmenter ma vie, De vivre errant et damné comme un juif : Le bonheur semble un être fugitif : Le diable enfin, qui toujours me promène, Me fit partir ; le diable me ramène.

EUPHÉMON.

Je t’aiderai : sois sage, si tu peux. Mais quel était cet autre malheureux Qui te parlait dans cette promenade. Qui s’est enfui ?

JASMIN.

Mais… c’est mon camarade, Un pauvre hère, afl’amé comme moi. Qui, n’ayant rien, cherche aussi de l’emploi.

EUPHÉMON.

On peut tous deux vous occuper peut-être. A-t-il des mœurs ? est-il sage ?

JASMIN.

Il doit l’être. Je lui connais d’assez bons sentiments ; Il a, de plus, de fort jolis talents ; II sait écrire, il sait rarithmétique, Dessine un peu, sait un peu de musique : Ce drôle-là fut très-bien élevé.

EUPHÉMON.

S’il est ainsi, son poste est tout trouvé. Jasmin, mon fils deviendra votre maître : Il se mafie, et dès ce soir peut-être ; ACTE m, SCÈNE V. 485

Avec son bien son liaiii doit augmenter. Un de ses gens qui vient de le quitter Vous laisse encore une place vacante : Tous deux ce soir il faut qu’on vous présente ; Aous le verrez chez Rondon, mon voisin ; J’en parlerai, J"\ vais : adieu, Jasmin ; En attendant, tiens, voici de quoi boire.

SCENE IV.

JASiMIN.

Ah, l’honnête homme ! ô ciel ! pourrait-on croire Qu’il soit encore, en ce siècle félon. Un cœur si droit, un mortel aussi bon ? Cet air, ce port, cette ûme bienfaisante Du bo[i vieux temps est l’image parlante^

SCENE V.

EUPHÉMON FILS, revenant ; JASMIN. JASMIN, en rembrassant.

Je t’ai trouvé déjà condition,

Et nous serons laquais chez Euphémon.

EL’PHÉMON FILS.

Ah !

JASMIN.

S’il te plaît, quel excès de surprise ?

1. Voltaire avait mis :

Ses cheveux blancs, son air, et sa démarche, Ont, à mon sens, l’air d’un vrai patriarche.

La police exigea la suppression de ces vers, et aux premières représentations les comédiens mirent :

Ses cheveux blancs, son air, et ses manières, Retracent bien les vertus de nos pères.

Les deux vers qu’on lit aujourd’liui dans le texte sont dans l’édition de 1738. (B.) 486 L’ENFANT PRODIGUE.

Pourquoi ces yeux de gens qu’on exorcise ’, Et ces sanglots coup sur coup redoublés,- Pressant tes mots au passage étranglés ?

EUPHÉMON FILS.

Ah ! je ne puis contenir ma tendresse ;

Je cède au trouble, au remords qui me presse.

JASMIN.

Qu’a-t-ellc dit qui t’ait tant agité ?

EUPHÉMON FILS.

Elle m’a dit… Je n’ai rien écouté.

JASMIN.

()u’avez-vous donc ?

EL’PHÉMON FILS.

Mon cœur ne peut se taire : Cet Eupliémon…

JASMIN.

Eh bien ?

EUPHÉMON FILS.

Ah ! ,., c’est mon père.

JASMIN.

Qui ? lui, monsieur ?

EUPHÉMON FILS.

Oui, je suis cet aîné, Ce criminel, et cet infortuné, Qui désola sa famille éperdue. Ah ! que mon cœur palpitait à sa vue ! Qu’il lui portait ses vœux humiliés ! Que j’étais prêt de tomber à ses pieds !

JASMIN.

Qui ? vous, son fils ? ah ! pardonnez, de grâce, Ma familière et ridicule audace ; Pardon, monsieur,

EUPHÉMON FILS.

Va, mon cœur oppressé Peut-il savoir si tu m’as offensé ?

1. Le mot exorcise ayant choqué la police, les comédiens y substituèrent tym- panise : et Voltaire, mécontent de ce changement, disait de remplacer ce vers et le précédent par :

S’il te plaît, quel accès de folie ! . Pourquoi ces yeux, cet air de gens qu’on lie ?

Mais on laissa, en 1738, imprimer la version qu’on avait défendu de réciter en 173G. (B.) ACTE III, SCENE Y. 487

.1 A S M I \.

Vous êtes fils d’un lioinuie qu’on admire,

D’un liomuio uiiitiuo ; et, s’il faut tout vous dire,

D’Euplirnioii fils la réputation

Ne flaire pas à beaucoup près si bon.

EUPHÉMON FILS.

Et c’est aussi ce qui me désespère.

Mais réponds-moi ; que te disait mon père ?

JASMIN,

Moi, je disais que nous étions tous deux Prêts cl servir, Lien élevés, très-gueux ; Et lui, plaignant nos destins sympathiques, Nous recevait tous deux ])0ur domestiques. Il doit ce soir vous placer chez ce fils, Ce président à Lise tant promis. Ce président, votre fortuné frère. De qui Rondon doit être le beau-père.

EUPHÉMON FILS.

Eh bien ! il faut développer mon cœur.

Vois tous mes maux, connais leur profondeur ;

S’être attiré, par un tissu de crimes.

D’un père aimé les fureurs légitimes,

Être maudit, être déshérité,

Sentir l’horreur de la mendicité,

A mon cadet voir passer ma fortune.

Être exposé, dans ma lionte importune,

A le servir, quand il m’a tout ôté ;

Voilà mon sort : je l’ai bien mérité.

Mais croirais-tu qu’au sein de la souffrance,

Mort aux plaisirs, et mort à l’espérance.

Haï du monde, et méprisé de tous,

N’attendant rien, j’ose être encor jaloux ?

JASMIN.

Jaloux ! de qui ?

EUPHÉMON FILS.

De mon frère, de Lise.

JASMIN.

Vous sentiriez un peu de convoitise

Pour votre sœur ? .Mais vraiment c’est un trait

Digne de vous ; ce péché vous manquait.

EUPHÉMON FILS.

Tu ne sais pas qu’au sortir de l’enfance i88 L’ENFx\NT PRODIGUE.

(Cnr chez Tiondon lu ii’rlais ])lus, jo ponso), Par nos parents riiii à l’aiitic promis, Nos cœurs rlanMit à l(^nrs ordres soumis ; Tout nous liait, la conformité d’Age, Celle des goûts, les jeux, le voisinage : Plantés exprès, deux jeunes arbrisseaux Croissent ainsi pour unir leurs rameaux. Le temps, l’amour (pii Jiàtait sa jeunesse, La fit plus belle, augmenta sa tendresse : — ^Tout l’univers alors m’eût envié ; Mais jeune, aveugle, à des méchants lié, Qui de mon cœur corrompaient l’innocence, i"vrc de tout dans mon extravagance, Je me faisais un lâche point d’honneur De mépriser, d’insulter son ardeur. Le croirais-tu ? je l’accablai d’outrages. Quels temps, hélas ! les violents orages Des passions qui troublaient mon destin A mes parents m’arrachèrent enfin. Tu sais depuis quel fut mon sort funeste : J’ai tout perdu ; mon amour seul me reste : Le ciel, ce ciel qui doit nous désunir, Me laisse un cœur, et c’est pour me punir,

JASMIN.

S’il est ainsi, si dans votre misère

Vous la r’aimez, n’ayant pas mieux A faire.

De Croupillac le conseil était bon

De vous fourrer, s’il se peut, chez Rondon.

Le sort maudit épuisa votre bourse ;

L’amour pourrait vous servir de ressource,

EUPHÉMON FILS.

Moi, l’oser voir ! moi, m’offrir à ses yeux, Après mon crime, en cet état hideux ! Il me faut fuir un père, une maîtresse : J’ai de tous deux outragé la tendresse ; Et je ne sais, ô regrets superflus ! Le(juel des deux doit me haïr le plus. ACTE III, SCi-NE VI. 489

SCÈNE VI.

EUl’llÉMO.X FILS, FIEKEMAT, JAS.MIX.

JASMIN.

^ oilà, je crois, ce président si sage.

EUPHKMO.N FILS.

Lui ? je n’avais jamais vu son visage. Quoi ! c’est donc lui, mon frère, mon rival ?

FIEUENFAT.

En vérité, cela ne va pas mal :

J"ai tant pressé, tant sermonné mon père,

Que malgré lui nous finissons l’affaire.

(En voyant Jasmin.)

OÙ sont ces gens qui voulaient me servir ?

JASMIX.

C’est nous, monsieur ; nous venions nous offrir Très-humblement.

FIERENFAT.

Qui de vous deux sait lire ?

JASMIN.

C’est lui, monsieur.

FIERENFAT.

11 sait sans doute écrire ?

JASMIN,

Oh ! oui, monsieur, déchiffrer, calculer.

FIERENFAT.

Mais il devrait savoir aussi parler.

JASMIN.

Il est timide, et sort de maladie,

FIERENFAT,

Il a pourtant la mine assez hardie ; Il me paraît qu’il sent assez son bien. Combien veux-tu gagner de gages ?

EUPHÉMON FILS.

I^ien.

JASMIN.

Oh ! nous avons, monsieur, l’àine héroïque.

FIERENFAT.

A ce prix-là, viens, sois mon domestique ; 490 L’ENFANT PRODIGUE.

C’est un mairlir que je veux accepter ; Viens, à ma l’eninie il faut te présenter,

KL’ l’ m’ ; M ON l’ILS,

A votre femme ?

riEIlENFAT,

Oui, oui, je me marie.

EL-PHÉ.MON FILS.

Quand ?

FIERENFAÏ.

Dès ce soir,

EUPHÉMON FILS,

Ciel ! ,,, Monsieur, je vous prie, De cet objet vous f-tes donc charmé ?

FIEHENFAT,

Oui,

EUPHÉMON FILS.

Monsieur.,.

FIERENFAT,

Hem !

EUPHÉMON FILS,

En seriez-vous aimé ?

FIERENFAT,

Oui. Vous semblez bien curieux, mon drôle !

EUPHÉMON FILS,

Que je voudrais lui couper la parole. Et le punir de son trop de bonheur !

FIERENFAT,

Qu’est-ce qu’il dit ?

JASMIN,

Il dit que de grand cœur Il voudrait bien vous ressembler et plaire,

FIERENFAT,

Eh ! je le crois : mon homme est téméraire, Çà, qu’on me suive, et qu’on soit diUgent, Sobre, frugal, soigneux, adroit, prudent. Respectueux ; allons, La Fleur, La Brie, Venez, faquins.

EUPHÉMON FILS,

Il me ])rend une envie, C’est d’afful^ler sa face de palais, A poing fermé, de deux larges soufflets. ACTE III, SCENE VI.

491

JASMIN.

Vous nï’tcs pas trop corrigé, mon maître !

EUPHÉMON FILS.

Ah ! soyons sago : il est bien tonins <1o VC’iro. ^„„-i— l,e fruit au moins que je dois recueillir —— -rd&e tant d’erreurs est de savoir souffrir.

FIN DU TROISIEME ACTE. ACTE QUATRIÈME.

SCENE I.

MADAMK CROUPILLAC, EUPHÉMON fils, JASMIN.

xMADAME CROUPILLAC.

J’ai, mon très-cher, par prévoyance extrême, Fait arriver deux huissiers d’Angoulêmc. Et toi, t’es-tii servi de ton esprit ? As-tu bien fait tout ce que je t’ai dit ? Pourras-tu bien d’un air de prud’homie Dans la maison semer la zizanie ? As-tu flatté le bonhomme Euphémon ? Parle : as-tu vu la future ?

EUPHÉMON FILS.

Hélas ! non.

MADAME CROUPILLAC.

Comment ?

EUPHÉMON FILS.

Croyez que je me meurs d’envie D’être à ses pieds.

MADAME CROUPILLAC.

Allons donc, je t’en prie ; Attaque-la pour me plaire, et rends-moi Ce traître ingrat qui séduisit ma foi. Je vais pour toi procéder en justice, Et tu feras l’amour pour mon service. Reprends cet air imposant et vainqueur, Si silr de soi, si puissant sur un cœur, Qui triompliait sitôt de la sagesse. Pour être heureux, reprends ta hardiesse. ACTE IV, SCRNK I. 493

Kl IMIÉMON FII.S.

Je l’ai perdue.

MADAME CROLPILLAC.

Eh quoi ! quel embarras !

EUPHÉMON FILS.

J’étais hardi lors(]iie je n’aimais [)as.

J A S M I -N.

D’autres raisons rintimideiit i)eul-êlre ; Ce Fierenfat est, ma foi, noln^ maître ; Pour ses valets il nous relient tous deux.

MADAME CUOL’I'ILLAC.

C’est fort l)ieii fait, tous êtes trop heureux ;

De sa maîtresse rtre le (l()mesti([iie

Est un bonheur, un destin presque unirpie :

Profitez-en.

JASMIN.

Je vois certains attraits S’acheminer pour prendre ici le frais ; De chez Rondon, me semble, elle est sortie.

MADAME CROUPILLAC.

Eh ! sois donc vite amoureux, je t’en })ric :

Voici le temps : ose un peu lui parler.

Quoi ! je te vois soupirer et trembler !

Tu l’aimes donc ? ah ! mon cher, ah ! de grâce !

EUPHÉMON FILS.

Si vous saviez, hélas ! ce qui se passe

Dans mon esprit interdit et confus.

Ce tremblement ne vous surprendrait ])lus.

JASMIN, en V03-ant Lise.

L’aimable enfant ! comme elle est embellie !

EUPHÉMON FILS.

C’est elle ; ô Dieu ! je meurs de jalousie, De désespoir, de remords, et d’amour.

MADAME CROUPILLAC.

Adieu : je vais te servir à mon tour.

EUPHÉMON FILS.

Si vous pouvez, faites que l’on diffère Ce triste hymen.

MADAME CROUPILLAC.

C’est ce que je vais faire.

EUPHÉMON FILS.

Je tremble, hélas ! 494 L’ENFANT PRODIGUE.

J A s M I N.

Il faut tâcher du moins Quo vous puissiez lui parler sans témoins. Hetirous-nous.

EUPHÉMON FILS.

Oh ! je te suis : j’ignore Ce ([ue j’ai lait, ce qu’il faut faire encore : Je n’oserai jamais m’y présenter.

SCENE II.

LISE, MARTHE ; JASMIN, dans renfoncement, ET EUPHÉMON FILS, plus reculé.

LISE,

J’ai l)eau me fuir, me cliercher, m’éviter. Rentrer, sortir, goûter la solitude, Et de mon cœur faire en secret l’étude ; Plus j’y regarde, hélas ! et plus je voi Que le bonheur n’était pas fait pour moi. Si quelque chose un moment me console, C’est Groupillac, c’est cette vieille folle, A mon hymen mettant empêchement. Mais ce qui vient redoubler mon tourment. C’est qu’en effet Fierenfat et mon père En sont plus vifs à presser ma misère : Ils ont gagné le bonhomme Euphémon.

MARTHE.

En vérité, ce vieillard est trop bon ; Ce Fierenfat est par trop tyrannique, Il le gouverne.

LISE.

Il aime un fils unique ; Je lui pardonne : accablé du premier, Au moins sur l’autre il cherche à s’appuyer.

MARTHE.

Mais, après tout, malgré ce qu’on publie. Il n’est pas sûr que l’autre soit sans vie.

LISE.

Ilélas ! il faut (([uel funeste tourment !) ACTE IV, SCI-NK II. 495

Lt’ pleurer mort, ou le haïr vivant.

M A II THE,

De son dan< ? er cependant la nouvelle Dans votre (’(l’ur mettait (pielciue étincelle.

USE.

Ah ! sans l’aimer, on peut plaindre son sort.

M A uni E. Mais n’être plus aimé, c’est être mort. Vous allez donc être enfin à son Irère ? ’

LISE.

Ma chère enfant, ce mot me désespère. Pour Kierenlat tu connais ma froideur ; L’aversion s’est changée en horreur : C’est un breuvage atl’reux, plein d’amertume. Que, dans l’excès du mal qui me consume, Je me résous de prendre malgré moi, Et que ma main rejette avec effroi.

JASMIN, tirant Marthe par la robe.

Puis-je en secret, ô gentille merveille ! Vous dire ici quatre mots à l’oreille ?

MAllTHE, à Jasmin.

Très-volontiers.

LISE, A part.

sort ! pourquoi faut-il Que de mes jours tu respectes le fil, Lorsqu’un ingrat, un amant si coupable, Picndit ma vie, hélas ! si misérable ?

MARTHE, venant à Li.se.

C’est un des gens de votre président ; Il est à lui, dit-il, nouvellement ; Il voudrait bien vous parler.

LISE.

Qu’il attende.

MARTHE, à Jasmin.

Mon cher ami, madame vous commande D’attendre un peu.

LISE.

Quoi ! toujours m’excéder ! Et même absent en tous lieux m’obséder ! De mon hymen que je suis déjà lasse !

JASMIN, à Marthe.

Ma belle enfant, obtiens-nous cette grâce. 496 L’ENFAM PRODIGUE.

MAP.TIIK, reven ; uif.

Absolimioiit il piv’lciul aous parler.

I.ISK.

Ah ! je vois l)icn qu’il laiit nous eu aller.

MARTHE.

Ce quelqu"un-là veut vous voir tout à l’heure ; 11 faut, dit-il, qu’il vous parle, ou qu’il meure.

LISE.

Rentrons donc A’ite, et courons me cacher.

SCENE 111.

LISE, MARTHE, EUPHÉMON fils, sarruyani sur JASMIN.

EUPHÉMOX FILS.

La voix me manque, et je ne puis marcher ; Mes faibles yeux sont couverts d’un nuage.

JASMIN.

Donnez la main ; venons sur son passage.

EUPHÉMON FILS.

Un froid mortel a passé dans mon cœur,

(A Lise.)

Souffrirez-vous… ?

LISE, sans le regarder.

Que voulez-vous, monsieur ?

EUPHÉMON FILS, se jetant à genoux.

Ce que je veux ? la mort que je mérite,

LISE.

Que vois-je ? ô ciel !

MARTHE.

Quelle étrange visite ! C’est Euphémon ! grand Dieu ! qu’il est changé I

EUPHÉMON FILS.

Oui, je le suis ; votre cœur est veng( ; Oui, vous devez en tout me méconnaître : Je ne suis plus ce furieux, ce traître. Si détesté, si craint, dans ce séjour, Qui fit rougir la nature et l’amour. Jeune, égaré, j’avais tous les caprices ; De mes amis j’avais pris tous les vices ; ACTE IV, SCÈNE III. 49"

Et le plus si’iiiK^l, tl^ii wc peut s’oflaccr,

Le plus affreux, fut de vous offenser.

J’ai reconnu (j’en jure par voiis-mènie,

Par la vertu (|ue j’ai fui, mais que j’aime),

J’ai reconnu ma détestable erreur ;

Le vice était étranger dans mon cœur :

Ce cœur n’a plus les taches criminelles

Dont il couvrit ses clartés naturelles ;

Mon feu pour vous, ce feu saint et sacré,

Y reste seul ; il a tout épuré.

C’est cet amour, c’est lui qui me ramène.

Non pour briser votre nouvelle chaîne,

Non pour oser traverser vos destins ;

Un malheureux n’a pas de tels desseins :

Mais quand les maux où mon esprit succombe

Dans mes beaux jours aAaient creusé ma tombe,

A peine encore échappé du trépas,

Je suis venu ; l’amour guidait mes pas.

Oui, je vous cherche à mon heure dernière,

Heureux cent fois, en quittant la lumière,

Si, destiné pour être votre époux,

Je meurs au moins sans être haï de vous !

LISE.

Je suis à peine en mon sens revenue. C’est vous, ô ciel ! vous, qui cherchez ma vue ! Dans quel état ! quel jour !… Ah, malheureux ! Que vous avez fait de tort à t( ; iis deux !

EUPHÉMON FILS.

Oui, je le sais ; mes excès, que j’abhorre, En vous voyant semblent plus grands encore ; Ils sont affreux, et vous les connaissez : J’en suis puni, mais point encore assez.

LISE.

Est-il bien vrai, malheureux que vous êtes. Qu’enfin domptant vos fougues indiscrètes, Dans votre cœur en effet combattu, Tant d’infortune ait produit la vertu ?

EUPHÉMO-N FILS.

Qu’importe, hélas ! que la vertu m’éclaire ? Ah ! j’ai trop tard aperçu sa lumière ! Trop vainement mon cœur en est épris. De la vertu je perds en vous le prix.

Théâtre. II. 32 498 LENl’AiXT PRODIGUE.

LISE.

Mais répondez, Eiipliéinon, puis-jo croire Que vous avez gagné celte victoire ? Consultez-vous, ne trompez point mes vœux ; Seriez-vous bien et sage et vertueux ?

EUPHÉMON FILS.

Oui, je le suis, car mon cœur vous adore.

LISE.

Vaus, Eupliémou ! vous m’aimeriez encore ?

EUPHÉMON FILS,

Si je vous aime ? hélas ! je n’ai vécu Que par l’amour, qui seul m"a soutenu. J’aijtput souffert, tout jusqu’à l’infamie ; ÎVIa main cent fois allait traiiclier ma vie ; Je respectai les maux qui m’accablaient ; •I^imai mes jours, ils vous appartenaient. Oui, je vous dois mes sentiments, mon être, Ces jours nouveaux qui me luiront peut-être ; De ma raison je vous dois le retour. Si j’en conserve avec autant d’amour. Ne cachez point à mes yeux pleins de larmes Ce front serein, brillant de nouveaux charmes Regardez-moi, tout changé que je suis ; Voyez l’effet de mes cruels ennuis. De longs remords, une horrible tristesse, Sur mon visage ont flétri la jeunesse. Je fus peut-être autrefois moins affreux ; Mais voyez-moi, c’est tout ce que je veux.

LISE.

Si je vous vois constant et raisonnable, C’en est assez, je vous vois trop aimable.

EUPHÉMON FILS.

Que dites-vous ? juste ciel ! vous pleurez ?

LISE, à Marthe.

Ah ! soutiens-moi, mes sens sont égarés. Moi, je serais l’épouse de son frère !… i\’avez-vous point vu déjà votre père ?

EUPHÉMON FILS.

Mon front rongit, il ne s’est point montré A ce vieillard que j’ai déshonoré : Haï de lui, proscrit, sans espérance, J’ose l’aimer, mais je fuis sa présence. ACTE IV, SCENE III. 499

USE.

Ehl quel est donc votre projet enlin ?

EUPHÉMON FILS.

Si (le mes jours Dieu recule la fin, Si voire sort vous attache à mon Irère, Je vais chercher le trépas à la guerre ; Changeant de nom aussi bien (|uc d’état. Avec honneur je servirai soldat. Peut-être un jour le ])onheur de mes armes Fera ma gloire, et m’obtiendra vos larmes. Par ce métier l’honneur n’est point blessé ; liose et Fabcrt ont ainsi commencé.

LISE.

Ce désespoir est d’une âme bien haute, Il est d’un cœur au-dessus de sa faute ; Jes sentiments me touchent encor plus qVic vos pleurs même à mes pieds répandus. Non, Euphémon, si de moi je dispose, Si je peux fuir l’hymen qu’on me propose. De votre sort si je puis prendre soin, Pour le changer vous n’irez pas si loin.

EUPHÉMON FILS.

ciel ! mes maux ont attendri votre àme !

LISE.

Ils me touchaient : votre remords m’enflamme.

EUPHÉMON FILS,

Quoi ! vos beaux yeux, si longtemps courroucés.

Avec amour sur les miens sont baissés !

Vous rallumez ces feux si légitimes,

Ces feux sacrés ([u’avaient éteints mes crimes.

Ah ! si mon frère, aux trésors attaché.

Garde mon bien à mon père arraché,

S’il engloutit à jamais l’héritage

Dont la nature avait fait mon partage ;

Qu’il porte envie à ma félicité :

Je vous suis cher, il est déshérité.

Ah ! je mourrai de l’excès de ma joie !

MARTHE,

Ma foi ! c’est lui qu’ici le diable envoie,

LISE.

Contraignez donc ces soupirs enflammés ; Dissimulez, ? 500 L’ENFANT PRODIGUE.

EUPHÉMON FILS.

Pourquoi, si vous m’aimez ?

LISE,

Ah ! redoutez mes pareuts, votre père ! Nous ne pouvons cacher à votre frère Que vous avez embrassé mes genoux ; Laissez-le au moins ignorer que c’est vous.

MARTHE.

Je ris déjà de sa grave colère.

SCENE IV.

LISE, EUPHÉMON fils, MARTHE, JASMIN ;

FIERENFAT, dans le fond, pendant qu’Euphémon lui tourne le dos.

FIERENFAT.

Ou quelque diable a troublé ma visière, Ou, si mon œil est toujours clair et net, Je suis… j’ai vu… je le suis… j’ai mon fait.

(En avançant vers Euphémon.)

Ah ! c’est donc toi, traître, impudent, faussaire !

EUPHÉMON FILS, en colère.

Je…

J A s M IX, so mettant entre eux.

C’est, monsieur, une importante affaire Qui se traitait, et que vous dérangez ; Ce sont deux cœurs en peu de temps changés ; C’est du respect, de la reconnaissance, De la vertu… Je m’y perds, quand j’y pense.

FIERENFAT.

De la vertu ? Quoi ! lui baiser la main ! De la vertu ? scélérat !

EUPHÉMON FILS.

Ah ! Jasmin, Que, si j’osais…

FIERENFAT.

iNon, tout ceci m’assomme : Si c’eût été du moins un gentilhomme ! Mais un valet, un gueux contre lequel,

1 ACTE IV, SCÈNE IV. oOl

En intentant un procès criminel,

C’est de l’argent que je perdrais peut-être !…

LISE, à Euphomoii.

CcKitraignez-vous, si vous m’aimez.

FIERENFAT.

Ah ! traître ! Je te ferai pendre ici, sur ma foi !

( A Martlie.)

ïu ris, coquine !

MARTHE.

Oui, monsieur.

FIERENFAT,

Et pourquoi ? De quoi ris-tu ?

MARTHE,

Mais, monsieur, de la chose…

FIERENFAT.

Tu ne sais pas à quoi ceci t’expose.

Ma bonne amie, et ce qu’au nom du roi

On fait parfois aux tilles comme toi ?

MARTHE.

Pardonnez-moi, je le sais à merveilles.

FIERENFAT, à Lise.

Et vous semhlez vous boucher les oreilles,

Vous, infidèle avec votre air sucré.

Qui m’avez fait ce tour prématuré ;

De votre cœur rinconstancc est précoce ;

Un jour d’hymen ! une heure avant la noce !

Voilà, ma foi, de votre probité !

LISE.’

Calmez, monsieur, votre esprit irrité : Il ne faut pas sur la simple apparence Légèrement condamner l’innocence.

FIERENFAT.

Quelle innocence !

LISE.

Oui, quand vous connaîtrez Mes sentiments, vous les estimerez.

FIERENFAT.

Plaisant chemin pour avoir de l’estime !

EUPHÉMON FILS.

Oh ! c’en est trop. 502 L’ENFANT PRODIGUE.

LISE, à Eiiiilu-mon.

Quel courroux a^ous anime ? Eh ! réprimez…

EUPHÉMON FILS.

Non, je ne ])uis souiïrir Que d’un reproche il ose vous couvrir.

FIKHENFAT.

Savez-vous hien que Ton perd son douaire, Son l)ien, sa dot, quand…

EUPHÉ.MON FILS, en colère, ot moltant la main sur la garde de son épée.

Savez-vous vous taire ?

LISE.

Eh ! modérez…

EUPHÉMON FILS.

Monsieur le président. Prenez un air un peu moins imposant. Moins fier, moins haut, moins ju^e ; car madame N’a pas rhonneur d’être encor votre femme ; ■ Elle n’est point votre maîtresse aussi. Eh ! pourquoi donc gronder de tout ceci ? Vos droits sont nuls : il faut avoir su plaire Pour obtenir le droit d’être en colère. De tels appas n’étaient point faits pour vous ; Jl vous sied mal d’oser être jaloux. Madame est bonne, et fait grâce à mon zèle : Imitez-la, soyez aussi hon qu’elle.

FIERENFAT, en posture do se battre.

Je n’y puis plus tenir, A moi, mes gens !

EUPHÉMON FILS.

Comment ?

FIEREXFAT.

Allez me chercher des sergents,

LISE, à Euphémon fils.

Retirez-vous.

FIERENFAT.

Je te ferai connaître Ce que l’on doit de respect à son maître. A mon état, à ma rohe,

EUPHÉMON FILS.

01)servez Ce qu’à madame ici vous en devez ; ACTE IV, SCI’ NE Y. 503

Kl ([liant à moi, <\\u)\ qu’il puisse en paraître, C’est vous, monsieur, qui m’en devez, peut-être.

riERENFAT.

Moi… moi ?

EUPHÉMON FII.S.

Vous… vous.

FIERENFAT.

Ce drôle est ])ien osé. C’est (|n(’l([iie amant en valet déguisé. Oui donc es-tu ? réponds-moi.

EUPHÉMON FILS.

Je l’ignore ; Ma destinée est incertaine encore : Mon sort, mon rang, mon état, mon bonheur. Mon être enfin, tout dépend de son cœur, De ses regards, de sa bonté propice.

FIERENFAT.

Il dépendra bientôt de la justice,

Je t’en réponds ; va, va, je cours liàter

Tous mes recors, et vite instrumenter,

(A Lise.)

Allez, perfide, et craignez ma colère ; J’amènerai vos parents, votre père ; Votre innocence en son jour paraîtra, Et comme il faut on vous estimera.

SCENE V.

{iSE, EUPHÉMON fils, MARTHE.

LISE.

Eh ! cachez-vous,’ de grâce ; rentrons vite : De tout ceci je crains pour nous la suite. Si votre père apprenait que c’est vous, Rien ne pourrait apaiser son courroux ; Il penserait qu’une fureur nouvelle Pour l’insulter en ces lieux vous rappelle ; Que vous venez entre nos deux maisons Porter le trouble et les divisions ; Et l’on pourrait, pour ce nouvel esclandre. Vous enfermer, hélas ! sans vous entendre. 504 L’ENFANT PRODIGUE.

MAirnir : . Laissez-moi donc le soin de le cacher. Soyez-en sûre, on aura beau chercher.

Lisi : . Allez, croyez qu’il est très-nécessaire Que j’adoucisse en secret votre père. De la nature il fanl quo le retour Soit, s’il se peut, l’ouvrage de l’amour’. Cachez-vous hien…

(A Jrartho.)

Prends soin qu’il ne paraisse. Eh ! va donc vite.

SCENE VI.

RONDON, LISE.

R0\D0\,

Eh bien ! ma Lise, qu’est-ce ? Je te cherchais, et ton époux aussi,

LISE.

Il ne l’est pas, que je crois. Dieu merci

RONDON,

Où vas-tu donc ?

LISE,

Monsieur, la bienséance M’oblige encor d’éviter sa présence,

( Elle sor^ RONDON,

Ce président est donc bien dangereux ! Je voudrais être incognito près d’eux ; Là.,, voir un peu quelle plaisante mine Font deux amants qu’à l’hymen on destine,

1, Dans une lettre à M^’^ Quinault, Voltaire dit de finir ici le quatrième acte. (B.)

I ACTE IV, SCK.NK VII. oOo

SCÈNE VU.

FIERENFAT, RONDON, sergents.

FIEHENFAT.

Ah ! les fripons, ils sont fins et subtils. Où les trouver ? où sont-ils ? où sont-ils ? Où cachent-ils ma honte et leur fredaine ?

HOXDON,

Ta gravité me semble hors d’haleine.

Que prétends-tu ? que cherches-tu ? qu’as-tu ?

Que t’a-t-on fait ?

FIERENFAT.

J’ai… qu’on ma fait cocu.

RONDON.

Cocu ! tudieu ! prends garde, arrête, observe.

FIERENFAT.

Oui, oui, ma femme. Allez, Dieu me préserve De lui donner le nom que je lui dois ! Je suis cocu, malgré toutes les lois.

RONDON.

Mon gendre !

FIERENFAT.

Hélas ! il est trop vrai, beau-père.

RONDON.

Eh quoi ! la chose…

FIERENFAT.

Oh ! la chose est fort claire.

RONDON.

Vous me poussez…

FIERENFAT.

C’est moi qu’on pousse à bout.

RONDON.

Si je croyais…

FIERENFAT.

Vous pouvez croire tout.

RONDON.

Mais plus j’entends, moins je comprends, mon gendre.

FIERENFAT.

Mon fait pourtant est facile à comprendre. 506 L’ENFANT PRODIGUE.

RONDOX.

Sil (’tait vrai, (lovant tous mes voisins J’étranglerais ma Lise de mes mains.

FIERENFAT.

Étranglez donc, car la chose est ])roii\(’e.

ROXDON.

Mais en efTel ici je l’ai trouvée,

La voix éteinte et le regard baissé ;

Elle aA’ait l’air timide, embarrassé.

Mou gendre, allons, surprenons la pendarde ;

Voyons le cas, car l’honneur me poignarde.

Tudieu, l’honneur ! Oh, voyez-vous, Rondon,

En fait d’honneur, n’entend jamais raison.

FIN DU QUATRIEME ACTE. ACTE CINQUIÈME.

SCENE I.

LISE, MARTHE.

LISE.

Ah ! je me sauve à peine entre tes bras : Que de danger ! quel liorrible embarras ! Faut-il qu’une ùme aussi tendre, aussi pure, D’un tel soupçon souffre un moment l’injure ! Cher Enphémon, clier et funeste amant. Es-tu donc né pour faire mon tourment ? A ton départ tu m’arrachas la vie, Et ton retour m’expose à l’infamie.

(A Marthe.)

Prends garde au moins, car on cherche partout

MARTHE.

J’ai mis, je crois, tous mes chercheurs à hoiit, Nous Ju’averons le grelle et l’écritoire ; Certains recoins, chez moi, dans mon armoire. Pour mon usage en secret pratiqués. Par ces furets ne sont point remarqués : Là, votre amant se tapit, se dérobe Aux yeux hagards des noirs pédants en robe : Je les ai tous fait courir comme il faut, Et de ces chiens la meute est en défaut.

SCENE II.

LISE, MARTHE, JASMI.N.

LISE.

Eh bien ! Jasmin, qu"a-t-on fait ? 508 L’ENFANT PRODIGUE.

JASMIN,

Avec gloire J"ai souloim mon inlerrogaloirc ;

’-Tel qu’un fripon blanchi dans le métier,

J’ai répondu sans jamais m’elTrayer. L’un vous 1 rainait sa voix de pédagogue, L’autre braillait d’un ton cas, d’un air rogue ; Tandis qu’nn aulre, avec un ton flûte, Disait : <( Mon (Ils, sachons la vérité. » Moi, toujours ferme, et toujours laconique. Je rembarrais la troupe scolastique.

LISE.

On ne sait rien ?

JASMIN.

Non, rien ; mais dès demain On saura tout, car tout se sait enfin.

LISE.

Ah ! que du moins Fiercnfat en colère

JN’ait pas le temps de prévenir son père :

Je tremble encore, et tout accroît ma peur ;

Je crains pour lui, je crains pour mon honneur

Dans mon amour j’ai mis mes espérances ;

Il m’aidera…

MARTHE.

Moi, je suis dans des transes Que tout ceci ne soit cruel i)our vous, Car nous avons deux pères contre nous, Un président, les bégueules, les prudes. Si vous saviez quels airs hautains et rudes, Quel ton sévère, et quel sourcil froncé. De leur vertu le faste rehaussé Prend contre vous ; avec quelle insolence Leur àcreté poursuit votre innocence : Leurs cris, leur zèle, et leur sainte fureur Vous feraient rire, ou vous feraient horreur.

JASMIN.

J’ai voyagé, j’ai vu du tintamarre :

Je n’ai jamais vu semblable bagarre :

Tout le logis est sens dessus dessous.

Ah ! que les gens sont sots, méchants, et fous !

On vous accuse, on augmente, on murmure ;

En cent façons on conte l’aventure. ACTE V, SCÈNE III. 509

Les violons sont déjà renvoyés, Tout interdits, sans boire, et point payés ; Pour le festin six tables bien dressées^ Dans ce tumulte ont été renversées. Le peuple accourt, le laquais boit et rit, Et Rondon jure, et Fierenfat écrit.

LISE.

Et d’Euphémon le père respectable.

Que fait-il donc dans ce trouble effroyable ?

MARTHE.

Madame, on voit sur son front éperdu Cette douleur qui sied à la vertu ; Il lève au ciel les yeux ; il ne peut croire Que vous ayez d’une tache si noire Souillé l’honneur de vos jours innocents ; Par des raisons il combat vos parents : Enfin, surpris des preuves qu’on lui donne. Il en gémit, et dit que sur personne Il ne faudra s’assurer désormais, Si cette tache a flétri vos attraits.

LISE.

Que ce vieillard m’inspire de tendresse !

MARTHE.

Voici Rondon, vieillard d’une autre espèce. Fuyons, madame.

LISE.

Ah ! gardons-nous-en bien ; Mon cœur est pur : il ne doit craindre rien.

JASMIN.

Moi, je crains donc.

SCÈNE III.

LISE, MARTHE, RONDON.

RONDON.

Matoise ! mijaurée ! Fille pressée, âme dénaturée !

\. Dans la Femme qui a raison, acte II, scène i’*, Voltaire a dit :

Quoi ! deux tables encore impudemment dressées ! Des débris d’un festin, des chaises renversées… (B.) 10 L’EM-ANT PRODIGUE.

Ah ! Lise, Lise, allons, je veux savoir

Tous les enloiirs de ce procédé noir.

Çà, depuis quand connais-tu le corsaire ?

Son nom ? son ranj^ ; ? comment t’a-t-il pu plaire ?

De ses niélails je veux savoir le /il.

D’où nous vient-il ? en quel endroit est-il ?

Réponds, réponds : tu ris de ma colère ?

Tu ne meurs pas de honte ?

LISE.

"^.\on, mon père.

ROND ON.

Kncor des non ? toujours ce chien de ton ; Et toujours noHy quand on parle à.Rondonj La négative est pour moi trop suspecte : Quand on a tort, il faut qu’on me respecte, Que Ton me craigne, et qu’on sache obéir.

LISE.

Oui, je suis prête à vous tout découvrir.

nOXDON.

Ah ! c’est parler cela ; quand je menace, On est petit…

LISE.

.Je ne veux qu’une grâce. C’est quEuphémon daignât auparavant Seul en ce lieu me parler un moment.

RONDO.X.

Euphémon ? hon ! eh ! que pourra-t-il faire ? C’est à moi seul qu’il faut parler.

LISE.

Mon père, J’ai des secrets qu’il faut lui confier ; Pour votre honneur daignez me l’envoyer. Daignez,,. c’est tout ce que je puis vous dire,

ROXDON.

A sa demande encor faut-il souscrire ? A ce bonhomme elle veut s’expliquer ; On peut fort bien souffrir, sans rien risquer. Qu’en confidence elle lui parle seule ; Puis sur-le-champ je cloître ma bégueule. ACTE V, SCÈNE V. 511

SCÈNE IV.

LISE, MARTHE.

LISE.

Digne Eiipliéiiioi), pourrai-jc te loucher ? Mon cœur de moi semble se détacher. J’attends ici uion trépas ou ma vie.

(A Marlhe.)

l^]coute un peu.

(Elle lui parle à l’oreille.) MARTHE.

Vous serez obéie. SCÈNE V.

EUPHÉMON pî : ri : , LISE.

USE.

Un siège… Hélas !… Monsieur, asseyez- vous, Et permettez que je parle à genoux.

ETPHÉMON, l’empêchant de se mettre à genoux.

Vous m’outragez.

LISE.

Non, mon cœur vous révère ; .le vous regarde k jamais comme un père.

EUPIIÉMO^N PÈRE.

Qui ? vous ! ma fille ?

LISE.

Oui, j’ose me flatter Que c’est un nom que j’ai su mériter.

ELPHÉM0-\ PÈRE.

Après l’éclat et la triste aventure

Qui de nos nœuds a causé la rupture !

LISE.

Soyez mon juge, et lisez dans mon cœur ; Mon Juge enfin sera mon protecteur. 51 2 L" ENFANT PUO DIGUE.

Écoutez-moi ; vous allez reconnaître Mes sentiments, et les vôtres peut-être,

(Elle prend un siège à côté do lui.)

Si votre cœur avait été lié, Par la plus tendre et plus pure amitié, A ({uel(|ue objet (\c qui l’ai niable enfance Donna d’abord la pins belle espérance, Et qui brilla dans son heureux printemps, Croissant en grAce, en mérite, en talents ; Si quelque temps sa jeunesse abusée, Des vains plaisirs suivant la pente aisée. Au feu de l’Age a^ait sacrifié Tous ses devoirs, et même l’amitié.

EUPIIÉMON PÈRE.

Eli bien ?

LISE.

Monsieur, si son expérience Eût reconnu la triste jouissance De ces faux biens, objets de ses transports, Nés de Terreur, et suivis des remords ; Honteux enfin de sa folle conduite. Si sa raison, par le malheur instruite. De ses vertus rallumant le flambeau. Le ramenait avec un cœur nouveau ; Ou que plutôt, honnête homme et fidèle, Il eût repris sa forme naturelle ; Pourriez-vous bien lui fermer aujourd’hui L’accès d’un cœur qui fut ouvert pour lui ?

EUPHÉMON PÈRE.

De ce portrait que voulez-vous conclure ? Et quel rapport a-t-il à mon injure ? Le malheureux qu’à vos pieds on a vu Est un jeune homme en ces lieux inconnu ; r^t cette veuve, ici, dit elle-même Qu’elle l’a vu six mois dans Angoulôme ; Un autre dit que c’est un effronté. D’amours obscurs follement entêté ; Et j’avouerai que ce portrait redouble L’étonnement et l’horreur qui me trouble.

LISE.

Hélas ! monsieur, quand vous aurez appris Tout ce qu’il est, vous serez plus surpris. ACTE V, SCÈNE V. 3i3

T)c gi’Aco, un mot ; votre âiiio est noble et belle ; La cruauté n’est pas faite pour elle : N’est-il pas vrai qu’Euphénion votre fils Fut longtemps cher à vos yeux attendris ?

EUPIIÉ.MON PÈRE.

Oui, je l’avoue, et ses lâches offenses

Ont d’autant mieux nirrité mes venp : eances :

J’ai plaint sa mort, j’avais plaint ses malheurs ;

Mais la nature, au milieu de mes pleurs,

Aurait laissé ma raison saine et pure

De ses excès punir sur lui l’injure.

LISE.

Vous ! vous pourriez à jamais le punir, Sentir toujours le malheur de haïr, Et repousser encore avec outrage Ce fils changé, devenu votre image. Qui de ses pleurs arroserait vos pieds ! Le pourricz-vous ?

EUPHÉMON PÈRE.

Hélas ! vous oubliez Qu’il ne faut point, par de nouveaux supplices, De ma blessure ouvrir les cicatrices. ! \Ion fils est mort, ou mon fils, loin d’ici, Est dans le crime à jamais endurci : De la vertu s’il eût repris la trace, Viendrait-il pas me demander sa grûce ?

LISE.

La demander ! sans doute, il y viendra ; Vous l’entendrez ; il vous attendrira.

EUPHÉMON PÈRE.

Que dites-vous ?

LISE.

Oui’, si la mort trop prompte N’a pas fini sa douleur et sa honte, Peut-être ici vous le verrez mourir A vos genoux, d’excès de repentir.

ELPHK.MON PÈRE.

Vous sentez trop quel est mon trouble extrême. Mon fils vivrait !

LISE.

S’il respire, il vous aime.

Théâtre. II- 33 514 L’ENFANT PRODIGUE.

ri’iii’ : Aio.\ pèuk.

Ali ! s’il m’aimail ! Afais (jiiollo vaine erreur ! (iOiniiieiit ? (le (|iii rap])reii(lre ?

LISE.

De son cœur.

EUPIIÉMON PÈRE.

Mais sauriez-YOus… ?

LISE.

Sur tout ce qui le teuclie La vérité vous parle par ma bouche,

EUPHÉiMON PÎiRE.

Non, non, c’est trop me tenir en suspens ; Ayez pitié du déclin de mes ans : J’espère encore, et je suis plein d’alarmes. J’aimai mon fils-, jugez-en par mes larmes. \li ! s’il vivait, s’il était Aertueux ! Kxpliquez-vous : parlez-moi.

LISE,

Je le veux : Il en est temps, il faut vous satisfaire.

(Ello fait quelques pas, et s’adresse à Eaphémon fils, qui est dans la coulisse.)

Amenez enfin.

SCÈNE Yï.

EUTHÉMON PÈRE, EUPIIf^MON fils, LISE.

EUPHÉMON PÈRE.

Que vois-jc ? ô ciel !

EUPHÉMON FILS, aux pieds de son père.

Mon père, Connaissez-moi, décidez de mon sort ; J’attends d’un mot ou la vie ou la mort.

EUPHÉMON PÈRE.

Ah ! qui t’amène en cette conjoncture ?

EUPHÉMON FILS.

Le repentir, l’amour, et la nature.

LISE, se mettant aussi à genoux.

A vos genoux vous vovez vos enfants ; ACTK V, SCENK YII. 515

Oui, nous avoiis les mémos sentiments, Le iiiOme cœur…

EUl’HÉMON FILS, en monlranl Lise.

Hélas ! son indulgence De mes fureurs a pardonné l’offense ; iΠ! Jil£5i-BliYfi.^.>-.i ? 9iU :.ÇGl, i, nfor^ L’exemple heureux que l’amour a donné. Je n’espérais, dans nui douleur mortelle, Que d’expirer aimé de vous et d’elle ; Et si je vis, ah ! c’est ])our mériter Ces sentiments dont j’ose me flatter. Dun malheureux vous détournez la vue ? De quels transports votre âme est-elle émue ? Kst-ce Ja Ikiliic ? Et ce fils condamné…

E LU’II L M N P È r. E, so lovant et l’embrassant.

C’est la tendresse, et tout est pardonné Si la vertu rèj^Mie eniin dans ton âme : Je suis ton père.

LISE.

Et j’ose être sa femme.

(A Euphémon.)

J’étais à lui ; permettez qu’à vos pieds Nos premiers nœuds soient enfin renonés. Non, ce n’est pas votre bien qu’il denuinde, D’un cœ’ur plus pur il vous porte l’offrande. Il ne veut rien, et, s’il est vertueux. Tout ce que j’ai suffira pour n)us deux.

SCÈNE YII.

LES l’KÉcÉUENTS, RONDON, iMADA.MK CltOUPILLAC FIERENFAï, uecors, suite.

FIERENFAT,

Ah ! le voici qui parle encore à Lise.

Prenons notre homme hardiment par surprise,

Montrons un cœur au-dessus du commun.

ROXDON.

Soyons hardis, nous sommes six contre un.

LISE, à Rondon.

Ouvrez les yeux, et connaissez qui j’aime. •jlfi L’ENFANT PRODIGUE.

nONDOX.

C"esl lui.

FIERENFAT.

Qui donc ?

LISE.

Votre frère.

EUPHÉMON PÈRE.

Lui-même.

FIERENFAT.

Vous vous moquez ! ce fripon, mon frère ?

LISE.

Oui.

MADAME CROUPILLAC.

.l’en ai le cœur tout à fait réjoui.

ROND ON.

Quel changement ! quoi ? c’est tlonc là mon dnMe ?

FIERENFAT.

Oli ! oh ! je joue un fort singulier rôle : Tudieu, quel frère !

EUPHÉMON PÈRE.

Oui, je l’avais perdu ; Le repentir, le ciel me l’a rendu.

MADAME CROUPILLAC.

Bien à propos pour moi.

FIERENFAT.

La vilaine Ame ! 11 ne revient que pour m’ôter ma femme !

EUPHÉMON FILS, à Fiorenfat.

11 faut enfin que vous me connaissiez : C’est vous, monsieur, qui me la ravissiez. Dans d’autres temps j’avais eu sa tendresse. L’emportement d’une folle jeunesse M’ôta ce bien dont on doit être épris. Et dont j’avais trop mal connu le prix. J’ai retrouvé, dans ce jour salutaire, Ma probité, ma maîtresse, mon père. M’envierez-vous l’inopiné retour . Des droits du sang et des droits de l’amour ? Gardez mes biens, je vous les abandonne ; Vous les aimez… moi, j’aime sa personne ; Chacun de nous aura son vrai bonheur. Vous dans mes biens, moi, monsieur, dans son cœur. ACTE V, SCÈNE VIL 517

EL’PHKMOX IM : RE.

Non, sa bonté si (Irsinlérossôc Ne sera pas si mal récompensée ; Non, Euphémon, ton père ne veut pas T’oflVir sans l)ien, sans dot, à ses appas,

UO.NDON.

Oh ! ]jon cela.

MADAME CROUPILLAC.

Je suis émerveillée. Tout ébauLie, et toute consolée. Ce gentilhomme est venu tout exprès. En vérité, pour venger mes attraits.

(A Euphémon fils.)

Vite, épousez : le ciel vous favorise, Car tout exprès pour vous il a fait Lise ; Et je pourrais par ce bel accident, Si l’on voulait, ravoir mon président.

LISE.

^A Rondon.)

De tout mon cœur. Et vous, souffrez, mon père, Souffrez qu’une àme et fulèle et sincère, Qui ne pouvait se donner qu’une fois. Soit ramenée à ses premières lois.

RONDON.

Si sa cervelle est enfin moins volage…

LISE.

Oh ! j’en réponds.

ROXDON.

S’il t’aime, s’il est sage…

LISE.

N’en doutez pas.

RONDOX.

Si surtout Euphémon D’une ample dot lui fait un large don, .l’en suis d’accord.

FIEREXFAT.

Je gagne en cette affaire Beaucoup, sans doute, en trouvant un mien frère : Mais cependant je perds en moins de rien Mes frais de noce, une femme, et du bien.

MADAME CROUPILLAC.

Eh ! fi, vilain ! quel cœur sordide et chiche !

Faut-il toujours courtiser la plus riche ?
N’ai-je donc pas en contrats, en châteaux,
Assez pour vivre, et plus que tu ne vaux ?
Ne suis-je pas en date la première ?
N’as-tu pas lait, dans l’ardeur de me plaire.
De longs serments, tous couchés par écrit ;
Des madrigaux, des chansons sans esprit ?
Entre les nuiins j’ai toutes tes promesses :
Nous plaiderons ; je montrerai les pièces :
Le parlement doit, en semhlable cas,
Hendre un arrêt contre tous les ingrats.

RONDON.

Ma foi, l’ami, crains sa juste colère ;
Epouse-la, crois-moi, pour t’en défaire.

EUPHÉMON PÈnE, à M™^ Croupillac.

Je suis confus du vif empressement
Dont vous flattez mon fds le président ;
Votre procès lui devrait plaire encore ;
C’est un dépit dont la cause l’honore ;
Mais permettez que mes soins réunis
Soient pour l’objet qui m’a rendu mon fils.
Vous, mes enfants, dans ces moments prospères.
Soyez unis, embrassez-vous en frères.
Nous, mon ami, rendons grâces aux cieux,
Dont les bontés ont tout fait pour le mieux.
Non, il ne faut (et mon cœur le confesse)
Désespérer jamais de la jeunesse.


FIN DE L’ENFANT PRODIGUE.
VARIANTES

DE LA GOxMÉDIE DE LEXFAXT PRODIGUE

Page 4o3, promior vers. — L’édition de I73<S porte : Ce que le ciel nous refuse en beauté.

V ; \%o oOo, vers o. — Édition de 1738 :

Que t’a-t-on fait ? qu’est-ce que tu poursuis ? Que cherciies-tu ? qu’as-tu ?

F I E R E M" A T.

J"ai que je suis… Ail ! je le suis ; oui, je le suis, beau-père ! Oui, je le suis.

KONDON.

Comment donc ? quel mystère

F 1 E n E.\ F A T.

Votre fille… ah ! je suis, je suis au bout.

RONDON.

Si je croyais…

FIERENFAT.

Vous pouvez croire tout. rage oli, vers 10. — Edition de 1738 :

LISE.

Je le veux ; Eh bien ! sachez…

SCENE VI.

LISE, EUPHÉMON pfre, FIERENFAT, RONDON, EUPHÉMON FILS, lépée à la main ; MADAME CROUPILLAC, exempts.

FIERENFAT.

Vite, qu’on l’environne ; Point de quartier, saisissez sa personne.

RONDON, aux exempts. Montrez un cœur au-dessus du commun ; Soyez hardis, vous êtes six contre un. 520 VARIANTES DE L’ENFANT PRODIGUE.

LISE.

Ah, mallicurcu\ ! arrôtoz.

MA nTHK.

(iomment faire ?

E U P H É MON FIL S.

Lâches, fuyez… où suis-jc ? c’est, mon piTo ! (U jotto son épéc.)

ErPIIKMON PÈnE.

Que vois-je, hélas !

EU PUÉ M ON FILS, aus piccls do son pùrc. Un trop malheureux fils, Qu’on poursuivait, et qui vous est soumis.

LISE.

Oui, le voilà cet inconnu que j’aime.

nONDON.

Ma foi, c’est lui.

FIERENFAT.

Mon frère ?

MADAME CROUPILLAC.

O ciel :

MARTHE.

Lui-mûmc.

EUPHÉMON FILS.

Connaissez-moi, décidez do mon sort, etc.

Page 518, vers 13. — C’est ici que devaient venir les quatre vers qu’on lit dans une lettre à M"’= Quinault.

MADAME CROUPILLAC, cà Fiercnfat. C’est fort bien dit ; à la fin je raurai Mon président : je vous le rangerai ; Je vous… Allons, qu’on nous conjoigne ensemble ; Viens çà, pédant, qu’on m’épouse et qu’on tremble. (B.)

Ibid.^ vers 22. — L’édition de 1773 est la seule qui porte nous : dans toutes les autres, soit antérieures, soit postérieures, on lisait vous. (B.)

FIN DES VARIAMES DE L ENFANT PRODIGUE.


  1. La première maréchale de Noailles. (K.)
  2. Mme de Gondrin, depuis comtesse de Toulouse. (K.)
  3. Le duc de La Vallière. (K.)